Ibrahim Kashoush est le nom et le prénom d’un homme qui aurait chanté dans les rues de Hama, en juillet 2011, chantant le long des rues et avenues avant de se faire abattre
Ibrahim Kashoush est le titre d’une série de poèmes retraçant notamment l’enquête sur la mort d’Ibrahim Kashoush et sur celle de son identité, enquête traduite de l’américain
Ibrahim Kashoush rassemble aussi quelques avertissements de celui qui écrit, avertissements du je, ne justifiant pas sa légitimité ou son illégitimité à produire ce texte mais expliquant d’où le texte est écrit et recopié
Ibrahim Kashoush comme miroir des paysages effondrées du territoire dit SYRIE depuis 2011 mais aussi 1982 mais aussi 1970, paysages recopiés d’Atlas géographiques empruntés en bibliothèque dans lesquels ni révolution ni guerre n’apparaissent, paysages décrits de vidéos amateurs diffusées sur internet et propos d’êtres humains morts ou vivants rédigés, retranscrits
tout cela car on ne sait pas si on sent la mort et les morts dans un paysage, la forme de l’informe
[…] finalement en janvier j’ai appelé un mec sur skype et j’ai entendu la voix d’un jeune syrien parlant un anglais abîmé. Est-ce c’était Kashoush ? « Oui, oui, mon ami », a-t-il répondu dans un gloussement. « Qui c’est ? », j’ai demandé. « C’est une longue histoire. Je ne sais pas vraiment où je dois commencer. »
encore, figure noire debout, premier plan, le décor est la vieille-ville de Damas, terre sombre, à droite de la photographie il y a un passage très étroit, la silhouette s’est arrêtée devant une porte qui donne sur la rue, aucun mouvement, elle regarde, le numéro 17, porte de bois clair et un anneau pour la cogner, au-dessus de la porte quelqu’un a écrit à la bombe aérosol, en rouge, une inscription et deux tracts (ou publicités je ne lis pas l’arabe) sont collés aux vieilles pierres du mur, un de ces papiers est déchiré
on ne sait rien de Kashoush sauf son nom, sauf une image diffusée sur les réseaux sociaux, image montrant son visage découpé en gros pixels
image suffisamment nette pour y voir des yeux fermés et la pâleur de son teint et sa gorge, gorge ouverte, tâchée de sang, sang sombre, et des bras qui portent ce corps-là, c’est lourd un corps mort, on ne sait rien de Kashoush, sauf son nom, sauf l’image recopiée et diffusée partout de son visage et de son corps sans vie, tout ce que nous savons est que Kashoush aurait hurlé les chants qui ont inondé quelques semaines les rues de toute la Syrie
peu de choses
elles crient et ils crient, elles pleurent et ils pleurent, elles chantent et ils chantent et les larmes tombent sur le sol, les larmes sont de la poussière, les larmes creusent les visages et le sol en un mince sillon, une mince direction dans le sable
au matin du dimanche 3 juillet 2011, sur le trajet le menant à on
travail, le martyr a été kidnappé par les forces de sécurité, égorgé d’une façon barbare et criblé de balles, […]
ces cordes vocales étaient peut-être parmi celles qui ont chantées vendredi dernier le slogan : dégage, dégage Bachar !, elles ont été arrachées, un ou deux jours plus tard, par une balle explosive ou peut-être furent-elles excisées à l’aide d’un couteau suffisamment aiguisé pour découper, en même temps que les veines, la moitié de son cou, tout cela a été fait avant de jeter le corps sur les rives du fleuve Oronte (ou Al-Asi)
je m’appelle Maxime Actis, je suis né le 21 mars 1990, je parle la langue que j’écris, je suis blanc, je suis ni pauvre ni riche, je suis volontiers maladroit, mes origines croisent les côtes grecques d’Épire sous l’Empire Ottoman, les massifs alpins d’Italie, les pères maçons installés à Pontoise, des pieds-noirs aveugles exilés à Marseille et à Moissac (on peut y trouver certaines cendres), une expatriation réussie aux États-Unis, une jeunesse de danseuse en Alsace ballottée entre deux langues, tout cela je le suis et indistinctement, je suis fait de tous ces fantômes
je n’ai rien à dire de nouveau sur ce dont je parle, je n’ai aucune légitimité particulière, je sais que je suis un outsider, celui qui est en dehors, je ne parle pas arabe, je n’ai jamais voyagé en Syrie ni dans les pays alentours, je n’ai jamais dansé la dabke, je perçois le déphasage entre l’endroit où je vis et ce dont je parle, je n’ai vu de mes yeux ni senti près de corps les paysages et les scènes dont je parle, l’empathie ne peut pas être suffisante pour vivre ce qu’on me raconte parfois, je vis dans la campagne de France, je ne vis aucun effondrement sérieux autour de moi, je l’imagine, je le vois ailleurs, je l’attends
dans ce livre, il n’y a rien de politique si ce n’est la tristesse, la même que j’entendais dans les chants hypnotiques lorsque – étant enfant – mes parents écoutaient du rébétiko, et que j’entrevois aujourd’hui dans les vidéos youtube et leurs commentaires traduits automatiquement, tous ces visages fantômes qui surgissent, là, et cette rage
un groupe de femmes, les têtes sont couvertes et certaines portent un vêtement remplis de motifs floraux travaillés, les autres – qui sont la plupart d’entre elles – sont vêtues de noir, elles prient devant le tombeau de Saint-Jean-Baptiste, le bâtiment est très éclairé tandis que le soleil se couche dans le cour de la Mosquée des Omeyyades, marbre blanc, il y a des peintures sur les murs, il y a des oiseaux flous qui sortent de l’image,
c’était un après-midi de printemps glorieux et le restaurant que nous avions choisi donnait directement sur la rivière Oronte, où le corps mutilé de Kashoush aurait été jeté, en arrière-plan certaines roues à eau, ou noria, pour lesquelles Hama est célèbre, étaient en train de tourner, encore, cette scène rustique du bord de la rivière n’était gâchée que par la présence d’une voiture à moitié submergée
sur le son de l’appel à la prière du muezzin, et en présence d’un attaché de presse du gouvernement syrien, j’ai montré les deux images du cadavre de Kashoush sur mon iPhone et il les a immédiatement reconnues
Ibrahim avait une vingtaine d’années, dit-il, lorsqu’il est parti travailler un matin et n’est jamais rentré à la maison ; il était mort dans un quartier de la ville appelé Dawar Al-Bahra, ce n’était pas un pompier mais un agent de sécurité à la caserne de pompiers ; il était analphabète et n’était certainement pas un poète ou un chanteur
peau béton, les ruelles collent au dos des habitants, la ville meurt facilement, les os de la ville sont métalliques, parpaings explosés et les tiges en acier qui sortent comme des épées du ciment, de la terre, on s’entasse dans les ruelles, les machines dégagent les gravats blancs, tous les jours le schéma des rues change, les cadastres se déplacent, ils n’ont plus aucun sens, tous les jours, les pleurs, la poussière […]
Maxime Actis
Revue Pli, numéro 09, 2018