Nous avançons les pieds devants

Nous pensons être à la fin des temps mais nous n’en sommes qu’au début. Tout au moins nous sommes à une forme de temps du début. Comme était le temps au tout début, bien avant qu’il ne s’allonge. Car le temps s’est distendu. Le temps s’est allongé depuis les tout débuts. Sans doute qu’au départ le temps était très concentré. Le temps était tout serré puis il s’est desserré au fur et à mesure. Le temps s’est déroulé et ce que nous ne savons pas c’est qu’il y a un temps très espacé maintenant. Nous savons qu’il y a l’espace-temps mais nous ne savons pas que le temps est en lui-même aussi tout espacé. Au départ le temps devait être très fermé, comme un poing. Il devait être comme quelque chose de très dur et d’impossible à ouvrir. Et même au début il n’y avait pas de temps tellement les choses semblaient compressées, tellement ça semblait comme un noyau impossible à ouvrir. Puis le temps s’est ouvert, comme une fleur, comme un petit animal qui sort sa coquille. Et sa coquille c’est l’espace. Mais il est sorti de sa coquille depuis un bon moment le temps. Et nous, nous faisons comme si le temps était encore dedans, tout enfermé. Un temps tout compressé et sans respiration, un temps recroquevillé dans sa coquille. Nous sommes encore dans une sorte de chrysalide du temps. C’est le temps encore à ses débuts, encore enfermé, timide, alors que maintenant le temps est devenu très dispersé, absent, le temps est devenu invisible tellement il s’est allongé. Nous sommes donc dans des paradoxes de temps, avec un temps très présent et en même temps dans sa forme vieille et un temps détaché, un temps qui semble très libéré et qui pourtant fait le mort dans nos vies.

Nous sommes avec nos pieds et nous avançons dans les lointains. Car c’est dans les lointains seuls que nous pouvons avancer les pieds devants. Si nous sommes dans les temps proches nous pensons avancer alors que chaque instant nous fait penser à la vie lointaine. C’est dans ces lointains que nous avancions car nous n’avions pas l’impression qu’il y avait un temps pour chaque chose. Il y avait un temps global et cette globalité de temps et d’espace reculait vers nous. C’est d’ailleurs pour cela qu’un jour nos pieds se sont mis à découvert face au temps et que nous avons ainsi vu les lointains. Les lointains semblent morts pour les temps d’aujourd’hui et pourtant ils sont notre vie seule où maintenant nous avançons dedans les pieds devants.

Nous naissons avec notre mort, car la mort nous est donnée dès la naissance et c’est après la naissance que nous avons des visions de notre futur déclin, car toute l’enfance nous la passons à voir notre propre mort, chaque nuit nous savons comment nous allons mourir, nous n’inventons rien, c’est le corps en entier qui sait, c’est l’âme et le corps tout entiers qui n’en perdent pas une miette de notre mort, car tout ce qui nous constitue est pensé par la mort qu’on nous a donné à la naissance, c’est à la naissance même que sur tout ce qui nous constitue a été inscrit la façon dont nous allons mourir, de quelle façon nous allons décliner et ainsi toutes les nuits nous sommes intimement liés à la mort, nous voyons avec la grande lucidité des enfants comment nous n’allons plus marcher, comment nous allons finir en rampant ou comment nous ne pourrons plus au fur et à mesure respirer, c’est pour ça que nous grandissons, pour nous battre contre le déclin alors que nous savons parfaitement comment cela va se terminer, car nous avons les yeux grands ouverts depuis la naissance sur notre mort.

Charles Pennequin
Revue Pli, numéro 09, 2018

Pli n°9
Écrit
Charles Pennequin