La texture des choses

La chair n’est pas anonyme

La teneur du monde se marque le plus souvent d’une distance. Notre appréhension s’opère depuis la séparation. A voir ces choses qui m’entourent je ne peux manquer de les poser comme étrangères, elles sont ce que je pourrais saisir, ce sur quoi je peux avoir une action, elles peuvent agir sur moi ; leur étrangeté est de n’être pas le support de ma métamorphose. Les choses du monde ne m’appartiennent pas. Leur objectivité me les rend froides et leur confère un anonymat. La nature, si je sais bien que j’en surgi, s’est déliée de moi par sa violabilité par d’autres. La relation que j’entretiens avec les choses ne saurait dépasser cet attachement puéril caractérisant l’enfant qui fait encore de ses parents une extension pratique de sa volonté. Elle ne le saurait… si je persévérai envers et contre ma vie toute entière à faire de ma subjectivité le socle de mon individualité. Si je persévérai à faire de la propriété l’étalon de ce qui m’appartient. Si je persévérai à boucher chacune des failles de cette représentation avec toute la vigueur de la normalité. Si je persévérai à fuir cette emprise que les choses ont sur moi et à la reconduire à n’être qu’un effet de ma subjectivité. Mais je suis pris dans une poisse et la texture des choses se lie à moi. Il faut toute la force d’une certaine représentation du monde pour maintenir une distance et même une transcendance entre le sujet et la nature. Mais chaque moment de l’expérience humaine est une plongée dans les choses, un maelström sauvage d’où seul notre goût de la détermination nous tire. Oubliant les abysses qui nous sont communes nos échanges sont tronqués et nos liens factices. Parfois, tandis que rien ne présage à cela, les objets quittent la distance qu’ils ont d’ordinaire, leur inaffectivité totale, et les voilà pleins d’une brume qui nous est commune. Ils pèsent. Dans la tristesse, la stase des choses est devenue lourdeur et le sol même remonte à moi, m’emportant de sa pesanteur. Le tissu qui nous lie s’épaissit jusqu’à faire de ses fils des réalités presque tangibles. Percevoir, je le vois alors, est une prise qui s’opère sur le fond choratique depuis lequel les choses et moi surgissons. Ce n’est pas une vérité qui leur serait propre qu’il s’agirait pour moi de saisir ni davantage à moi de comprendre celle que je leur confère, c’est bien une métamorphose qui nous est commune, je leur dois quelque chose. Aucune expérience ne serait partageable ni aucune idée contaminante si je ne faisais pas de ce tissu qui meut une donnée structurante pour ce qu’il s’agit de faire voir.

Les perspectives se resserrent entre les gouttes. À chaque tentative de déterminer l’horizon c’est le pli de la capuche qui me reconduit à ma spatialité la plus immédiate. Les flics, devant, à 50 mètres, sont aussi le mur qui me jouxte. Et ils n’y sont pas immobiles. J’avance dans un tissu de flics. L’espace est policier. La rangée de baqueux statique dans la rue parallèle, elle aura déjà foncée sur nous et ce poteau pour accrocher les vélos je vais pas me laisser baiser par lui dans ma fuite. Si j’osai, …, si j’osai, pourvu qu’il y ait du monde et on leur saute à la gueule. Des bâtons bordel ! y a pas de bâtons là. Attends attends, les choses reprennent une densité de flics. Ces rues n’étaient pas les mêmes hier. Ces rues elles ne sont pas neutres, elles engagent une certaine possibilité de s’y rapporter, leurs histoires n’est pas celle des individus qui y passent. Et là, à présent ces rues comme tout l’espace alentour sont intimement liés à ce qui s’y joue. On y avance comme dans un étau : on n’y avance pas. Ce n’est pas tant une peur qui nous fige mais le sentiment d‘être un corps étranger. Il faudrait fuir ou défaire l’étau. L’engoncement qui nous attrape est si puissant que c’est notre corps qui crie la fuite. Cet espace ne serait le nôtre qu’à la condition de son renversement et il appartient à ceux qui s’emploient à cette lutte. Chaque recoin vibre en moi comme un appel à la raison de ces lieux : Il en va d’une lutte des corps. Si cette raison n’est pas mienne je dois fuir et trouver les parages où je pourrais m’ancrer davantage. En attendant je suis figé dans une trame qui me rejette et m’en voici objet pour d’autres. J’en suis sorti pour mieux m’y retrouvé collé, accroché. Faut que je me casse putain.

C’est pour les endormis qu’il y a un monde commun. Celui où il suffirait de contempler ce que nous avons sous les yeux comme un donné pur pour constater un phénomène qui nous serait identique. Qu’il en aille des objets sur la table ou des idées qui sont proférés. Qu’il serait simple alors de se faire comprendre. Si le sens des choses adhérait à leur chair elles ne seraient plus rien pour nous, singulièrement, mais par là-même notre communauté serait totale. Mais si le sens des choses ne devait rien qu’à la subjectivité qui la lit nous n’aurions jamais rien à nous dire. Il y a un monde commun, c’est celui qui rend possible nos mondes particuliers, cet éveil du sens qui se fait chair, qu’on palpe, qui nous enserre. La texture des choses est l’effet de notre composition avec elles. Il y a toujours de la communauté mais elle se fait choc de monade quand elle n’est pas l’attention à ces fils dans lesquels nous sommes infiniment liés. Nous ne pouvons pas lire le monde commun mais y sommes sensible. Dans ce berceau des choses nous sommes traversés. Jamais rien ne se diffuse qui ne doive tout à cette communauté. Mais l’éveil l’est de ne pas s’y croire sur un tapis objectivement clair. Chacun est en droit d’y composer une structure qui lui est propre et il ne m’est pas évident de la saisir. Ce que je vois et dans quoi je navigue c’est dans la cohérence, c’est elle qui stabilise le monde. Faire voir la texture des choses, leurs fibres infinies, c’est faire entrer en résonance leur stature et dévoiler le sans fond d’où elles sourdent. La chair n’est pas anonyme et n’a pas qu’un nom.

On ne se promène à Fukushima qu’en oubliant les corps. Les pierres comme les chaises, les murs comme les renards, le vent et les baisers sont des larmes. Elles sont l’appel de ce qui les rend possibles. Ces choses ne sont pas en dehors de la radioactivité qui les mine. Je ne peux pas les voir. Le dégoût des choses. Il n’y a rien là. La distance est insondable, c’est comme si les choses m’appelaient d’outre-tombe « nous sommes emprisonnées là-dedans », comme si leurs chairs étaient travesties, que le spectre qui s’échappe de leur corps y avait davantage de consistance. Ces herbes n’en sont plus et le vent qui me fouette est un vilain génie. Seule habite ici la dissimulation, et les fils qui m’enracinent au monde se sont perdus. Ils flottent plutôt, autour de moi, sans attaches, hagards, et c’est toute la texture du monde qui est suspendue. Elle en devient univoque ; je n’ai qu’une chose devant les yeux à la texture si poisseuse que mon être même s’en trouve pénétré. Le corps du monde remonte de mes pieds, de ma peau, de ma gorge, à mon sang, à mon cœur ; il me faut fuir ou me racler le corps, les corps, les râper, schraler, frotter mais me défaire, m’écorcher vif!

On avance dans les choses. Ni la sensibilité ni l’intellect ne sont premiers. Le mouvement l’est. C’est l’hypothèse de l’être et de sa détermination qui nous a forcé à donner un nom aux choses et à les y enclore. Moi et les choses. Mais nous pouvons renoncer à la finitude sans renoncer à l’être. Nous pouvons penser l’individuation et la tenue sans faire des choses des objets. La froideur du monde n’est qu’un effet et nous sentons combien elle est fausse dès lors qu’on s’y attarde. L’intentionnalité même nous mine, elle oblitère le désaxement. C’est par l’en dehors qu’on s’approche et si une chose s’attache à moi ça n’est pas un acte que j’opère mais une relation préexistante qui m’accapare. Ni qu’elle m’appelle ni que je m’en saisisse, l’état de nos complexions nous lie. La chose n’a pas d’intention et elle n’habite pas le monde que pour moi. Entrez dans une pièce où chacun fixe un objet avec effroi, il deviendra effrayant pour vous aussi. Sa texture en tout cas sera chargée de ce qu’il est pour d’autres et il n’existera peut-être même que par là. C’est le mouvement dans lequel je m’inscris qui se trouve être ce qui nous modèle. Et je n’en suis pas toujours l’origine. Si le moi est une fiction la tenue de l’être ne l’est pas mais nous sommes des choses qui bougeons. La sclérose qu’opère la cohérence est la condition de la tenue ; « il y a une force en moi qui ordonne » écrivait Nietzsche, mais elle n’ordonne qu’à mesure qu’elle est prise.

Ah ah j’ai tapé ma gueulante et maintenant c’est un putain de silence. Je sens bien que ça hésite entre me rentrer dans la gueule ou suivre mon truc. La tension que j’ai créé en 2 min… cons de profs… en tout cas ils le regardent plus pareil l’autre débile… hum… moi non plus d’ailleurs.

Nous sommes tous pris dans une vibration continue. Dès qu’on élabore du sens ou qu’on s’ouvre à la possibilité de sa recomposition c’est que cette vibration résonne en nous, qu’on la fait agir, que l’on sent bien que nous appartenons à ce qui nous dépasse. La nature est l’étendue de ce dépassement, elle est ce dans quoi je m’environne, ne me laissant ni à l’écart ni au centre, la nature c’est le fait d’être lié. L’art est une vibration et ne montre pas une forme. De cette vibration il rend possible une recomposition par la bouscule qu’il engendre. On ne choque pas par l’énoncé d’une idée ou la manifestation d’un état de fait, on choque quand se renverse pour autrui ce qui en maintient la tenue, choquer c’est déséquilibrer, déliter les fibres qui nous assoient au milieu des choses. On choque toujours physiquement. On ne peut montrer quelque chose qu’en faisant vivre pour autrui une relation particulière, l’énoncé d’une idée ne garantira jamais son partage. Transmettre une idée c’est l’inscrire dans l’infinité des relations d’autrui et qu’émerge une résonance, c’est en finir avec le monde objectif. Faire vibrer ici et là, créer l’écho, dévoiler l’onde et plonger chacun dans le berceau des choses. L’art ne montre pas la nature, il l’est, et c’est pourquoi il peut nous toucher. Sa manifestation dépasse toujours son incarnation. La vibration plus que la figuration ; si la chose est visible c’est depuis le tissu des choses et c’est l’objet de l’art. Sa trame est son apparaître et le support de son efficace. On ne transmet pas une idée mais on ouvre à sa possibilité. Ainsi, travaillant le monde commun, l’art ouvre à son infinie complexité, à la singularité de ce qui nous y lie. Le spectateur l’est de sentir le tissu des choses. On ne l’interpelle pas, on entre dans sa cohérence pour l’y happer, le plonger dans la nature et laisser ses fibres réagencer une cohérence à l’aune de cette expérience. La communauté est un effet de l’art, l’œuvre est un moment du monde où le spectateur est pris et opère son propre dépassement. Œuvrer, comme activité, devenir texture, produire de la nature, et nous pouvons nous y lier pour l’éternité. Quiconque entend faire voir quelque chose et « réveiller les consciences » échouera toujours s’il a pour support un objet désigné, il faut s’atteler à ce qui est en-deçà ou surgir dans les brèches ouvertes. Il n’y a de vérité que là où des sujets en font l’épreuve.

Je savais bien qu’il m’était permis de le faire. J’avais bien compris qu’il n’était question que de cela. Mais de le faire a fait éclater les milliers de fibres qui nous encerclaient ; et nous sommes devenus un. Joie pure de se fondre. Notre sourire est l’éclat de notre dépassement. Je me perds. Que nos corps se lient et nos regards embrassent infiniment parce que nous avons fini de nous contenir en nous-même. Tout se justifiera à ces temps, s’en sont qui n’ont pas de durée. Le monde, oublié, est évanescent puisqu’il n’est que le sujet de notre irradiation. Il importe peu. Tous les chemins sont de traverses et mènent à nous, chaque objet est un reflet de la joie qui nous serre. Nous sommes, envers et contre tout, la totalité des choses. Le monde n’appartient pas aux amoureux. Il n’est pas absurde, il n’est pas une joie, il n’est pas une entrave ; les choses n’y ont nulles textures, nous y voilà fondus. La seule frontière qui demeure c’est mon corps qui n’agit que comme surface, surface essentielle du mouvement des choses et point d’achoppement du mouvement des choses. Joie pure de ce « lier ». Nous sommes pris l’un à l’autre, la structure a perdu son foyer et les choses n’auront de texture qu’a posteriori. Tout se redécouvre alors chargé d’une teneur infiniment lourde. Chaque pas, chaque geste, chaque mot s’est accaparé tout ce qui l’environnait pour en faire son double. La joie s’y redouble ou nous broie.

Adrien Brault
Revue Pli, numéro 11

Pli n°11
Écrit
Adrien Brault