36 mars 16

une fois encore je pense au livre de Nathalie Quintane, les années 10

une fois encore précisément je pense à l’un des textes qui compose les années 10, et qui a pour titre : le peuple de maurel

dans le peuple de maurel, nathalie quintane écrit ceci : peut-être y a-t-il quelque chose qui pourrait nous rappeler, quand le besoin s’en fait sentir, qu’une insurrection (ou une révolte, ou tous les noms plaisants que l’on accorde à ce genre d’événements) est un acte politique de plein droit, et non une anomalie psychologique : ce quelque chose, c’est la grammaire, ou pour mieux dire, un choix de grammaire — car il a des grammaires, et non la grammaire comme il y a des insurrections et non l‘insurrection. ainsi dit-on l‘insurrection (comme on affirme la littérature) comme s’il s’agissait de l’événement ultime, ou du stade ultime de l’événement : un pic, un sommet — après lequel, forcément, cela ne pourrait que redescendre

après lequel, il faudrait reprendre la vie normale

comme si la possibilité d’une insurrection nous détachait de la vie normale

il n’y a pas la vie normale d’un côté et l’insurrection de l’autre côté

il n’y a pas la vie normale d’un côté et je ne sais pas : le travail, l’amour, le poème : d’un autre côté

une insurrection, un poème, un amour, un travail, sont constitutifs, parmi tant d’autres choses, parmi tant d’autres moments, de ce qui peut avoir lieu dans la réalité même de nos vies une insurrection, un poème, un amour, un travail, ne sont pas du registre de l’exceptionnel

une insurrection, un poème, un amour, un travail, sont du registre de la perfection

la perfection est cette chose que spinoza définit par cette belle phrase, toute simple :

par perfection et par réalité, j’entends la même chose

il n’y a pas la perfection d’un côté et la réalité de l’autre côté

il peut y avoir des fêtes, il peut y avoir des abattements, il y a des moments variés, dans nos vies, des moments de vie dont les intensités sont variables

et

la perfection n’est pas une chose ou un moment que l’on atteint

la perfection est une chose dans laquelle on se meut

une chose que l’on participe à modifier selon les manières que nous avons de nous mouvoir

une chose que l’on participe à modifier selon les lieux et les personnes que nous fréquentons

et

en février sur la route j’écoute la radio

j’écoute une femme médecin, elle parle de l’éthique dans son métier

l’éthique, comme une pratique dans la réalité

il y a ce moment dans l’émission de radio où un extrait de spinoza est lu

il y est question de la raison

la raison, selon spinoza

c’est l’art d’organiser les bonnes rencontres

et le 31 mars dans les rues de nantes on peut dire que c’est une fête, oui, une fête un peu violente sans doute mais avant tout une fête

il y a le gaz lacrymogène qui est balancé, il y a du serum physiologique qui circule, il y a des coups, violents, de matraques, perpétrés par des personnes humaines – crs, policiers de la bac – sur d’autres personnes humaines – manifestantes, manifestants – , il y a des tirs de flashball, peut-être, ça je n’ai pas vu, ce jour-là, il y a des grenades assourdissantes, il y a aussi un autre type de grenade, dont on me parle mais dont je ne retiens pas le nom, une grenade qui se fragmente et qui fait un boucan terrible, il y a les jeunes filles, les jeunes gars, qui balancent de la caillasse et improvisent des barricades éphémères, avec les grillages de chantiers publiques qui parsèment la ville, même les chantiers publics participent de la fête, il y a des poubelles qui crament et tout ça

tout ça prend part à la perfection en cours

ici le but n’est pas de tenir une position

ici le but est de continuer, dans les rues, occuper les rues, vivre, cette fête, ici

et bien sûr lorsqu’une manifestante ou un manifestant est frappé,e, touché,e, quand elle saigne ou quand il saigne ou quand j’entends dans le cortège la question et mais va-t-il donc falloir qu’une personne humaine meurt pour qu’ils arrêtent ça

bien sûr quand je lis : finissons-en avec les mythologies du pacifisme festif

bien sûr quand je lis : la poursuite, l’approfondissement de cet ensemble de pratiques nécessite de propager les techniques d’auto-défense, de s’approprier le matériel adéquat pour tenir en respect les différents appareils répressifs, et les empêcher de nous maintenir ainsi dans un état d’impuissance apeurée

bien sûr, en moi, la peur, je la connais

alors quoi

pas la peine de faire le malin

et

il y a trois jours

je découvre sur internet une conférence de oui, encore nathalie quintane

le titre de la conférence est le suivant : oubli ET littérature

nathalie quintane insiste sur le fait que pour elle, dans ce titre, c’est le ET la chose importante

ET conjonction de coordination  est la chose qui fait lien ET conjonction de coordination est la chose qui articule, qui met en relation

et

à un moment donné de la conférence, nathalie quintane montre deux pages de deux sites internet

deux pages qui parlent de la même chose, dit-elle, mais, pas de la même manière

ce sont en fait deux pages qui parlent du même endroit, d’un même lieu, mais qui le considèrent relativement à deux moments différents de son histoire

et, ce qui manque, dit-elle, c’est le rapport entre les deux pages

c’est le rapport entre les deux moments de l’histoire de ce lieu

et peut-être que mon travail c’est un peu ça

mon travail, et notre travail à tous

ce serait ça

établir des liens, établir des rapports

établir des rapports, ici : entre ces deux pages, qui font chacune leur boulot

séparément

et c’est peut-être ça le problème : chacun fait son boulot

séparés

et trois minutes plus tard dans la même conférence nathalie quintane parle des textes que walter benjamin a écrit pour un livre sur baudelaire

il y a une phrase qui me reste en mémoire

une phrase qui en quelque sorte donne une définition du mot catastrophe

la catastrophe : c’est que cela continue comme avant

et je me dis que durant la manifestation du 31 mars, à nantes, on est pas dans la catastrophe

par contre, le lendemain le lendemain de la manifestation quand j’entre dans le lieu dit unique, scène nationale de la ville de nantes, pour aller voir une pièce chorégraphique de anne teresa de keersmaeker, quand j’entre dans le bâtiment du lieu dit unique, là : je sens la catastrophe

mais à ce moment-là je n’ai pas encore vu ni entendu la conférence oubli ET littérature

aussi je ne pense pas au mot catastrophe quand j’entre dans le lieu dit unique

quand j’entre dans le lieu dit unique je me dis wouah dis donc ici c’est tout mort… les personnes humaines sont toutes vieilles, et toutes mortes, et moi-même, ici, dans ce lieu, dit unique, what the fuck, moi-même, je suis ici tout vieux et tout mort

et c’est cela qui n’est pas supportable

il n’est pas supportable de fréquenter des lieux qui produisent de telles conditions d’existence

la raison : est l’art d’organiser les bonnes rencontres

les bonnes rencontres : se font dans des lieux où quiconque peut ressentir en elle ou en lui ce qu’il en est de la jeunesse et de la vie

et

une phrase de baudelaire me revient

pas exactement une phrase

mais l’évocation d’un texte de baudelaire, par jean narboni, qui est un critique de cinéma, et qui est venu présenter un film de roberto rosselini, à nantes, en juillet dernier

le titre du film de rosellini, c’est : La machine à tuer les méchants

baudelaire, dans un texte sur le peintre corot, parle d’œuvre faite et d’œuvre finie

il dit qu’il y a des œuvres faites ET des œuvres finies

une œuvre faite n’est pas forcément fine

une œuvre finie n’est pas forcément faite

je sais que ce sont les œuvres faites que j’aime

les œuvres en train de se faire

les œuvres non séparées de ce que nous vivons

les formes que prennent ces œuvres, les formes que prennent nos vies, quand elles sont produites et vécues sous l’hospice de la raison

la raison

entendue comme cette art d’organiser les bonnes rencontres

et là je me dis que je suis en train de comprendre quelque chose

quelque chose que je savais déjà peut-être, ou quelque chose que j’avais déjà ressenti ou pressenti mais que je n’arrivais pas, ou plus, à activer :

une des places ou une des actions qui me semble être une bonne place : c’est : être entre

et non pas entre et conséquemment tétanisé, à ne savoir avec qui être… mais être entre, dans le mouvement et la mise en rapport, dans la mise en relation, dans le lien, entre toi, par exemple, qui défonces à coup de massue la vitrine et le distributeur et les deux caméras de vidéo surveillance de la caisse d’épargne sur la place graslin, le 17 mars 16, et toi, par exemple, qui manie une autre massue pour construire un mur en palissade de deux mètres de haut, autour de ta maison pour la bien protéger — mais de quoi — et toi qui vis dans cette immeuble où je n’ai jamais mis les pieds, et toi qui vit dans cette ferme, et vous qui vivez dans cette caravane, et toi dans cette maison, quelque part en cévennes, ou vous dans cet autre immeuble de la banlieue d’alès, et toi et tant d’autres, et

faire le récit — non fini — de ce qu’il est possible d’entendre — c’est-à-dire de comprendre — et de vivre — c’est-à-dire de faire

dans et avec ces liens

Marc Perrin
Revue Pli, numéro 05, 2016

Pli n°5
Écrit
Marc Perrin