Il y a, dans les Illuminations de Rimbaud un texte intitulé Démocratie. Nous ne savons pas grand-chose de l’écriture de ce texte puisque le manuscrit en est perdu. Il est publié tardivement en revue (dans La Vogue en 1889) mais nous ne sommes pas surpris de rencontrer un texte portant ce titre sous la plume du démocrate Rimbaud, violemment hostile à la dictature de Napoléon III et radicalement en phase avec le mouvement insurrectionnel de la Commune de Paris, avec, pourrait-on dire la démocratie insurgeante, révolutionnaire. Comme le suggère Bernard Noël, Rimbaud est communard « non seulement d’opinion, mais d’être ». Or la particularité de ce poème est d’être le seul du recueil à se trouver entièrement entre guillemets. C’est la Démocratie qui parle. Il s’agit d’une prosopopée. Une fois cela entendu, les spécialistes de Rimbaud sont perplexes et d’avis contradictoires. Pour reprendre la formule de l’un d’eux (Pierre Brunel) : « l’intention de Rimbaud semble particulièrement difficile à saisir ». Le texte exprime en effet la violence impérialiste et capitaliste, annonce le massacre des « révoltes logiques »… Rimbaud reprend-il à son compte l’affirmation d’une démocratie guerrière, conquérante, manifestation de la force du peuple (selon un schéma fréquent chez lui : nécessité d’une destruction/déflagration en vue d’une régénération ou d’un « relèvement » ultérieur) ? Ou bien prend-il un malin plaisir à transcrire la caricature de la démocratie véhiculée par ses adversaires bourgeois, à attiser l’horreur et la terreur qu’elle leur inspire ? Il faut ici revenir aux guillemets. Si Rimbaud s’exprimait en son nom propre, comme il le fait dans tous les autres poèmes des Illuminations, il le ferait directement. Dans ce poème il fait parler la démocratie qui dit (dévoile cyniquement) ce qu’elle est et ce qu’elle fait, quelle est son effrayant programme civilisateur. Le résultat est finalement que le lecteur est conduit à transférer les guillemets au seul mot du texte qui n’en comporte pas, son titre. La « démocratie » n’est nullement pouvoir du peuple, mais instrument de domination et d’oppression du peuple, des peuples, la « démocratie » n’est pas la démocratie. Ce constat permet alors de revenir à l’ambiguïté du geste de l’écrivain, ambiguïté tout à la fois volontaire (la mise en œuvre rhétorique de la prosopopée comme dispositif concerté) et inévitable, subie : les Illuminations disent à la fois le caractère inacceptable du « monde qui va », ou du monde comme il va, sa violence et la contre-violence nécessaire qu’il entraine, les entrevisions utopiques plus ou moins cohérentes qu’il suscite, etc. Si quelque chose comme la démocratie existe elle suppose sans doute d’autres luttes, d’autres formes de vie dont le travail de poésie ne peut rendre compte que confusément ou obliquement. Exigence, malaise, angoisse, colères, troubles sémantiques et rythmiques, opacité critique, tels sont quelques-uns des symptômes de cet état de résistance inconfortable où se trouvent les « horribles travailleurs » dont Rimbaud est le frère.
Pour ceux qui s’éprouvent « comme » Rimbaud, après le déluge, dans le chaos-ruche des grandes villes, des sociétés modernes industrielles et postindustrielles, celles de l’empire « démocratique » (guillemets) occidental, le sentiment dominant reste celui qui résulte essentiellement du fait que démocratie signifie désormais capitalisme, régime de la liberté régime du libéralisme (marché, finances, exploitation, profits), et que ce capitalisme démocratique, l’air pollué que nous respirons, se présente aussi, comme la forme ultime et définitive, et pourquoi pas « naturelle », de la vie en société. Il n’y a pas, il n’y aurait pas, d’alternative. D’où la nécessité de qualifier, préciser : démocratie parlementaire, ou plutôt, aujourd’hui médiatico-parlementaire, démocratie libérale, capitalisme démocratique, mais aussi, puisque guillemets il y a, si on cherche à les retirer c’est-à-dire à se réapproprier le mot et la chose : « vraie démocratie » comme le disait Marx, ou « démocratie sauvage », ou « démocratie radicale », ou « démocratie insurgeante » (comme le suggère Miguel Abensour, démocratie en état d’émergence et construction critique permanente), ou encore « démocratie sans limites » comme le proposait Rosa Luxembourg, en l’opposant à la « démocratie bourgeoise » ; elle soumettait alors à l’examen les limites et les contradictions internes de la « démocratie » sous guillemets, dont elle observait, comme Rimbaud, deux dimensions antidémocratiques étroitement liées : le militarisme et le colonialisme , l’importance de l’appareil militaire étant lié d’une part à la nécessité de contenir et de réprimer les mouvements d’insurrection populaire, d’autre part d’imposer par la force des armes aux peuples colonisés les bienfaits de la domination et de l’exploitation économique occidentale. Donc, pour ceux-là, dont je suis, qui lisent et continuent d’écrire à l’intérieur de ce qu’on nomme écriture de poésie (c’est-à-dire qui se situent marginalement à l’intérieur d’une pratique de la littérature elle-même devenue culturellement secondaire et mineure), essentiellement la conscience de n’être pas très en phase avec la démocratie comme valeur d’ambiance, comme idéologie politique et comme forme de gouvernement, le sentiment de n’être nullement représenté par des professionnels parlementaires et autres qui eux-mêmes sont manipulés et ventriloqués par les tenants du vrai pouvoir (celui de l’économie mondialisée), et comme une insurmontable sensation de paralysie ou d’impuissance et d’étouffement. Les mots glissent, il suffit d’écouter. Par exemple ce jeune maghrébin qui a participé aux émeutes de l’année 2005 dans les banlieues en région parisienne : il parle de ses parents et d’une société qui voudrait les « incarcérer ». Il veut dire les « insérer ». Le lapsus fait entendre que l’intégration peut-être perçue comme un processus d’enfermement et de maintien violent dans un statut d’infériorité sociale. C’est bien pourquoi il est symptomatique que certains affirment au contraire (contre toute évidence apparente, en situation d’extrême précarité matérielle et morale, dans le contexte asphyxiant de notre « démocratie » guillemets) la réalité actuelle de leur émancipation. J’ai tenu à mettre en exergue permanente à la revue Nioques, revue de poésie contemporaine, cette phrase du poète Christophe Tarkos, mort prématurément en 2004 : « Je ne suis pas pressé, je ne m’étouffe pas, je ne suis pas écrasé, je ne suis pas enfoui, je ne suis pas encerclé, je ne suis pas écrasé, je respire. ». Il soutient, personnellement, l’affirmation, sur le fond du déni de l’écrasement et de ses multiples formes. Et s’il soutient cette position, s’il peut affirmer si fort la négation de la négation, c’est parce qu’il écrit, et que cette pratique de la poésie il la comprend et la vit comme une pratique émancipatrice (insurgeante et émancipatrice). Ce qui précisément nous incite à entendre que ce en quoi la poésie serait d’abord politique, pour Christophe Tarkos, par exemple, c’est en tant qu’elle est un acte, et que cet acte de langage est (ou en tout cas peut être) affirmation singulière, revendication d’autonomie, forme de vie et de survie en milieu hostile.
Il nous faut alors peut-être en revenir rapidement à quelques distinctions naïves : il y a eu, dans notre histoire récente quelque chose comme une poésie engagée, celle de la Résistance, en souci de communication directe (formes simples, lyrisme de combat) avec un peuple en souffrance de démocratie ; antérieurement déjà, lorsque le surréalisme avait souhaité s’articuler sérieusement au mouvement réel de l’histoire il s’était déclaré « au service » de la Révolution (sans toutefois reculer sur l’ardente nécessité de transgression ou de subversion formelle) ; après la guerre on voit Paul Eluard publier un livre intitulé Poèmes politiques, que préface Aragon. Le poète communiste n’omet pas de souligner ce que « politique » veut dire pour Eluard, pour lui-même, pour leurs camarades, et que résume la formule : « de l’horizon d’un seul à l’horizon de tous » (ce pourrait être aussi bien le slogan générique pour une « poésie démocratique »), il n’omet pas non plus de citer l’encourageant mot d’ordre d’Isidore Ducasse : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique », en l’interprétant comme énonçant ou annonçant le passage du temps (romantique) des utopies à celui de l’ « efficience humaine ». Ce qui est patent c’est que l’idéologie poétique standard, des avant-gardes historiques aux néo-avant-gardes des années soixante/soixante-dix, du lyrisme engagé à la poésie politique ou à la théorisation de la « révolution du langage poétique » en consonance avec le désir de Révolution, est celle d’une « efficience » (pour reprendre le mot d’Aragon) de la poésie, plus ou moins immédiate ou oblique, plus ou moins directe ou restreinte. Or il est non moins clair qu’aux alentours des années quatre-vingt, à ce que j’appellerai une séquence d’euphorie porteuse (la combinatoire transgression, subversion, expérimentation, invention, action), à la faveur de divers effondrements sur lesquels il est inutile de revenir, le champ de la poésie contemporaine s’est en fait recomposé (comme les familles) autour de deux pôles principaux : celui du retour à (ce que j’appelle la re-poésie) retour aux fondamentaux de la poésie rendue à elle-même, et donc restituée au public, au peuple lecteur, après défiguration et aggravation du divorce, et celui d’une volonté de ne pas rompre avec un héritage de recherches et d’aventures, tout en récusant les postures dogmatiques et les illusions politiques de la veille et de l’avant-veille et de l’avant-avant-veille. On assiste alors à l’émergence d’une une génération de poètes, s’exprimant dans des revues comme Java, ou Facial ou Quaderno, ou encore la Revue de littérature générale d’Olivier Cadiot et Pierre Alferi, d’orientation nettement expérimentale mais tout aussi nettement a-politique, pratiquant la critique (celle des conventions sociales et/ou celle des conventions de genre) sur le mode de la distance ironique ou du parodique et de la dérision. Poésie ou plus généralement formes d’art critiques en effet en ce qu’elles mettaient notamment, en question la hiérarchie culturellement admise entre les modes majeurs et les modes mineurs, ou « populaires » d’expression. Un « essai excentrique » (c’est ainsi qu’il se définit lui-même) intitulé L’art parodic’ (en 1996 publié par Java sous la plume d’Arnaud Labelle-Rojoux) tentait de décrire et de donner légitimité théorique à quelques-unes de ces pratiques du renversement systématique des valeurs (ou de la confusion des niveaux et des genres) qui se sont répandues dans cette période de post-avant-gardisme un peu sceptique, ou à tout le moins méfiante à l’égard du sérieux des générations précédentes. Il ne serait sans doute pas faux de dire que si les poètes des générations précédentes tenaient en quelque sorte pour acquise, (quels qu’aient pu être les choix stratégiques divergents quant au sens de leur pratique, a ses modes de réalisation, etc.) une adhésion de principe, explicitement formulée ou restée implicite, à quelque chose comme un idéal de démocratie réelle, tout en acceptant pour quasiment inéluctable le fait d’un renoncement à une réception large, et l’accusation maintes fois prononcée d’« élitisme », les poètes de la génération dont je parle, celle dont je viens de dire qu’elle avait pris distance (et ne réglait plus son travail sur les attendus de quelque croyance que ce soit), se trouvaient en quelque sorte sujets d’une pratique « démocratique » en ce sens qu’ils se refusaient activement à négliger les modes actuels de l’expression et de la culture de tous (médias, écrans, prélèvement d’énoncés sur le donné contextuel, montages, mixages, détournements divers etc.). Toute la question étant de savoir si l’apparent « retrait » idéologique, qui caractérise de prime abord cette masse textuelle, désigne une manière de neutralité, une indifférence aux contenus concernés (voire une adhésion non dite à ce qu’ils véhiculent), ou s’inscrivent au contraire dans une perspective pouvant être comprise comme une forme de « résistance » active à ces formats, à ces contenus, à leurs modes de circulation et d’exposition publique, etc. Ces « écritures d’après », après dissolution des dogmes, après la dernière vague des avant-gardes théorisantes et groupusculaires, sur leur versant « ironiste » comme sur leur versant « sérieux » (écritures de montage, écritures dispositales ou documentales), peuvent sans doute être lues comme critiques mais aussi bien conserver pour le lecteur, leur part d’ambiguïté et d’indécidabilité constitutives.
Reste qu’on peut observer, dans ces écritures « d’après » (et à l’occasion de certaines prises de position concrètes dans les luttes sociales ou les mouvements alternatifs), un certain retour de la notion de résistance. Alors que se développent autour de nous des gestes de « désobéissance civile » (d’Athènes à Tunis ou au Caire, de New York, Occupy Wall Street, à Tarnac ou à Notre Dame des Landes…) qui sont comme des protestations collectives au nom de la démocratie sans guillemets contre des décisions ou des « lois » ou des états de faits, imposés par la police et la justice de la « démocratie », celle de la prosopopée rimbaldienne, et qui est toujours celle dont nous sommes les citoyens), on constate, en régime dit poétique, ou post-poétique, le fait que l’imaginaire de résistance continue de résister. Il faut peut-être remonter ici aux propositions de Francis Ponge telles qu’il les énonce dans un certain nombre de ses « proèmes » des années trente – si proches de nous aujourd’hui où l’on voit que des élections démocratiques portent au pouvoir là des fanatiques religieux, ici des gouvernements de gauche très soucieux d’expulser les étrangers, sur le fond, par ailleurs d’une progression « démocratique » du fascisme municipal. Ponge, donc, qui au lieu de suggérer à ses amis surréalistes de l’époque de laisser parler un murmure pseudo « libérateur » (l’écriture dite automatique ») préconisait de « résister aux paroles », c’est-à-dire de ne pas laisser en nous parler l’idéologie qui nous parle (la doxa, les stéréotypes, les poncifs véhiculés par la mediasphère) mais au contraire de travailler à contre-paroles, à contre-usage, de pratiquer, si besoin est, « l’art de les violenter [les paroles] et de les soumettre » . Cette poétique-là reste d’actualité, l’ « ordre des choses », qu’il qualifiait de « monstrueux » et de « sordide », dont il disait qu’il est celui où des gens se suicident « pour avoir été ruinés », par ces « gouvernements d’affairistes et de marchands », est bien celui du « capitalisme démocratique » que j’évoquais tout à l’heure. Résister aux paroles, donc, opposer le silence de l’écriture au bruit des paroles, ou bien encore démonter et remonter le flux continu de la surinformation déréalisante, de façon à retrouver s’il se peut le sens des mots, le sens des choses et des situations et des événements. Mais résister également aux images, au flux continu des images, celles qui « occupent » notre espace et nos yeux, les murs d’écrans qui nous éloignent et nous séparent de la réalité. Tenir compte du fait que ces images « font partie » de cette réalité dont par ailleurs elles nous éloignent. Et que donc il s’agit de travailler avec et sur et contre ces images en surimposition, surimpression, décomposition, etc. Enfin, résister aux images c’est également, et je retrouve ici la « position » de décalage par rapport aux diverses variantes des postures d’engagement, renoncer à la magie stupéfiante des images d’Epinal, celles qui ont nourri et porté notre imaginaire utopique, politique. Y renoncer pour affronter lucidement ce qui est notre lot : la traversée, en utilisant pour écrire les accidents du sol, et du contexte, et des circonstances, de l’épaisseur opaque, celle d’un d’un réel contradictoire, conflictuel et violent. C’est un des sens de la formule que j’emprunte à un artiste et poète installationiste ou poète intermédia (Philippe Castellin) : « La poésie n’est pas une solution ». Si nous comprenons la pratique endurante et insistante, voire résistante, de l’écriture de poésie, (dans un contexte où elle est une pratique de fait socialement mineure) comme une contribution critique et restreinte, en partie aveugle, à l’invention permanente d’un espace démocratique, nous savons bien qu’il n’y a pas de solution, et que l’écriture n’a pour but et fonction que d’intensifier les questions, des questions.
Cette hypothèse ne prend sens que si nous pensons espace démocratique (la possibilité de la démocratie) en dehors de l’institution politique dont c’est le nom et que nous imaginions la réalité concrète, ici et maintenant, de « communes » autonomes, auto-gérées, où s’expérimentent librement de nouveaux modes d’expérience sensible, de nouvelles formes d’échange, d’expression, de communication, d’activité collective, de vie. De tels îlots, de vie et d’action, de réflexion aussi et de lutte, existent. Politique expérimentale, en écart significatif à la politique instituée, comme il y a des pratiques expérimentales de l’art et de la poésie, qui le sont ou devraient l’être, en principe, par définition. Il s’agit pour nous de construire nos propres cabanes, et les chemins qui les relient (il peut s’agir de revues, de micro-structures éditoriales, de circuits alternatifs de diffusion), et si nos cabanes sont détruites (elles sont fragiles et précaires par nature), nous les reconstruisons ailleurs, sans nous décourager.
Et puisque j’ai commencé avec ce texte de Rimbaud, je termine sur ces guillemets et les révoltes logiques. La question poétique, politique, est bien celle du sens des mots. Celui qu’on leur donne ou qu’on leur inflige. Et celui qu’on voudrait leur rendre. Il ne peut résulter de cette longue et « féroce » séquence (celle que développe la prosopopée rimbaldienne) que ce que le poète appelle des « révoltes logiques », celle des colonisés, des exploités, des déplacés, des opprimés, alors, et maintenant, et partout.
Logiques, c’est-à-dire inéluctables.
Logiques aussi parce qu’appelant un retour, un retournement, un renversement, en langues, en paroles, en écritures, en tracés.
Jean-Marie Gleize
Revue Pli, numéro 02, 2014