——« Là où je suis, au milieu des montagnes, il y a une ville bâtie le long d’une rivière dont les gens du lieu disent, depuis longtemps, que, durant l’été, lorsque la lune est pleine, sa lumière fait la coulée de l’eau sembler un collier d’argent. Des montagnes une armée brûla les villages dont les hommes, les femmes et les enfants vivants vinrent vivre dans la vallée, se faisant ouvrir pour la nuit les caves de la ville, et parfois dormant à même la chaussée. Là-haut, l’armée ferma les routes et commença ainsi les gens d’affamer dans la vallée, avant que de ses canons faire tomber des bombes sur la ville, et faire ainsi les gens enfermés n’avoir plus d’espoir que dans la façon qui leur serait faite de mourir. C’est là que vous vîtes vos avions se lever du milieu de l’océan et traverser l’Europe, les Alpes, et, sans être même du sol vus, faire du ciel tomber la foudre qui détruisit les canons ennemis sur la montagne. Je vis la fumée monter des cimes après que d’entendre chaque fois le bruit de la foudre de guerre tomber, car, dans le défilé d’engins blancs de l’armée de l’Atlantique Nord, je descendais dans la vallée. J’étais chargé du ravitaillement. Nous mîmes nos quartiers dans un grand bâtiment dont le feu avait fait fondre le revêtement, et dont les fenêtres étaient sans vitre, et autour de quoi, à mesure que nous entrions, la foule sortie des caves et des maisons, et affluant de toutes les rues de la ville, se pressait. Le jour clair faisait le soleil briller les cheveux et chauffer les visages qui voyaient, sous le ciel des montagnes, monter les fumées, tandis que la foudre de nos armées célestes tombait encore parcimonieusement sur nos ennemis. Quand le commandant, qui était français, se montra dans la baie à tous, une clameur se leva de la ville. Elle avait un protecteur qui jamais ne l’abandonnerait. C’est alors que je commençai de faire entrer les fruits, l’eau et la viande qui firent, les jours d’après, roser les joues des vivants décharnés que j’avais vus, leurs jambes redevenir charnues et les enfants dans les rues jouer. Mais, à mesure que d’ici les gens se remirent à vivre et travailler, commença de parcourir la ville une rumeur qui la faisait, inquiète, se demander ce qui ferait ces étrangers se battre si l’ennemi venait à les attaquer, puisque la paix d’ici n’était pas une raison suffisante pour mourir, à ceux dont les familles sont loin dans leur foyer. Alors le feu de nos avions continuait de tomber et les fumées encore montaient au ciel depuis les montagnes plus éloignées à mesure que l’ennemi reculait. Les soldats de la paix avaient derrière leur cantonnement installé un bordel où, avec un billet, ils faisaient leur céder des filles descendues des villages, et qui déjà parfois par l’ennemi avaient été violées, qui avec leur famille vivaient maintenant dans la rue ou dans des caves de la vallée, jusqu’à ce qu’un matin il se dît au marché que 40 soldats avaient été pris en otage. Parce que le bruit de notre armée céleste cessa de faire gronder le ciel et de faire la montagne fumer, il se dit, jusque dans nos quartiers, que l’ennemi avait placé un porc sur la table devant quoi il reçut notre général, et que, d’un ton très convenable, il dit dans sa langue tandis que notre traducteur luttait contre sa peur pour pas que sa voix ne tremblât, comme il ouvrait la gorge de la bête, qu’il en ferait de même des soldats si le haut-commandement de l’Atlantique Nord ne mettaient pas fin à ses bombardements sans délai. Du silence du ciel les femmes et les hommes surent ce qu’il en serait de leur sort, bien qu’ils s’interdirent de le faire savoir à leurs enfants et crurent bon, puisque le contraire eût été faire s’éteindre tout espoir, de croire le général qui leur renouvela la promesse qu’ils ne seraient jamais abandonnés. Mais sachant, endeçà des illusions qu’entretenait l’espoir, que leur meurtre était fatal -puisqu’ils savaient que les soldats étrangers ne mourraient pas plus pour l’idée de la paix en Europe, qu’ils ne mourraient pour sauver ceux qui ne sont ni leur frère, ni leur fille, ni leur père, ni leur sœur- les femmes et les hommes abandonnés firent des chemins dans la forêt par où vinrent, des villages encore en vie, des armes de chasseurs pour qu’ainsi armés, des hommes allassent la nuit de Noël ensanglanter la veille sacrée de villageois pour qui les soldats de l’armée ennemie mourraient. L’été d’après, lorsque ceux-ci enfin entrèrent dans la vallée, leur chef put sans mal obtenir du général qu’il fît, parmi la foule pressée autour de nos quartiers -s’en remettant comme à sa dernière illusion, gémissante, à la promesse qui lui avait été faite qu’elle ne serait pas abandonnée- le partage des femmes et des hommes puisque, parmi ces derniers, étaient ceux qui de leurs armes vétustes avaient massacré des innocents. C’est ainsi que, quittant la ville par la route de montagne où nous étions arrivés, suivant le convoi des milliers de femmes que le commandant sut faire avec nous quitter la vallée, nous entendions, comme elles, derrière nous, depuis les sous-bois, le crépitement du feu dans quoi allaient être immolés leurs milliers d’hommes…»
——Ainsi dit-il, après un temps, que l’armée de l’Atlantique Nord avait trahi la promesse, faite à ces femmes, qu’étant universelle elle protégerait leurs maris, lors même que, la mort arrivant sur elles, ses soldats et leurs chefs virent à la peur qu’ils éprouvaient l’absurdité de l’idée qui les voulaient faire leurs propres femmes et leurs propres enfants privés de leur vie de père et de mari, pour sauver celle de ceux dont rien ne voulait qu’un jour, et d’autant plus que cette idée n’était pas la leur, ils n’en fissent de même.
—–« Est-ce que nous sommes coupables du massacre ? Complice ? Qu’est d’ailleurs un gendarme qui, voyant des bandits attaquer un homme et sa femme, les laisse tuer l’homme, en échange de sa femme, dont il réclamera de se faire aimer pour le prix de sa vie ? Outre ça ne sommes-nous pas coupables de la mort en nous de l’idée qui veut que l’humanité soit une, au-delà de ses races, et que chacun, aimant son prochain comme lui-même, puisse pour cet amour lui donner sa vie ? Les lumières de Noël et la joie de nos enfants ne peuvent éclairer la nuit d’hiver où je sais que des hommes comme ces oiseaux ont faim et que, puisque nul n’est en mesure de leur faire parvenir des miettes de pain dans l’huile, leurs cadavres joncheront bientôt la terre glacée. Je crains que dés que la mort sur nous avance elle éveille en nous le vrai de ce que nous sommes et comme les bêtes sauvages notre tendresse ne va plus qu’à ceux qui sortent de notre sein et dés qu’en nous la bête sent la mort avancer, fuyant et rugissant, elle fait se dissiper l’apparence qu’est l’homme ».
Pierre Chopinaud
Revue Pli, numéro 10, 2019