Pour Sabine.
Valery : « Les chiens se poursuivent, sautent au nez des chevaux et je ne sais rien qui donne l’idée du jeu le plus heureusement libre que les ébats des marsouins qui se voient au large, émerger, plonger, vaincre un navire à la course […]. Est-ce déjà de la danse ? »
Tombé, pas de bourré, glissade. Un petit coup renverse aussitôt la personne. Comme si une grande force et une grande vulnérabilité étaient à l‘œuvre et nécessaires simultanément, qu’il s’agissait de vaincre un navire à la course avec les moyens du bord. Or le seul moyen de décoller du sol, c’est d’utiliser le rebond du plié ou de sauter au nez des chevaux (lancer de dés).
Concrètement : il faut appuyer dans le sol avec de vrais demi-pliés puis les utiliser pour se soulever du sol.
Le but est que le corps reste suspendu un instant en écart comme s’il planait, avant de descendre.
Concrètement : imaginons que je fasse mon grand jeté sur 6 temps.
Concrètement, 1. J’entendais cette voix si vivante d’un grand danseur (cette voix est vivante et pourtant morte – je ne le sais pas là l’instant où j’écoute) ; cette voix vivante tentait une définition du grand jeté. 2. Tu sautons vers l’avant, en grand écart. 3. Cette voix se moquait d’elle-même. 5. Technicité et désinvolture ne sont pas propres aux sciences sociales. 6. Et pourtant, j’étais en apesanteur (il y aurait plus de légèreté dans la danse que dans les sciences sociales).
Vulnérabilité
Selon, l’OMS, les populations vulnérables désignent aussi bien les populations menacées par des inondations ou par les cyclones, par la pauvreté, la détresse ou exposées à des maladies graves entraînant une menace pour leur survie, les enfants, les femmes, les populations aborigènes, les paysans sans terre, les journaliers, les illettrés et les handicapés, des groupes physiologiquement et physiquement ou économiquement fragilisés mais aussi ceux qui cumulent handicap culturel et pauvreté économique, ainsi que les enfants et les femmes, souvent victimes de violences et d’exploitation économique.
Est-ce déjà de la danse ?
Reconstituer les mécanismes économiques et sociaux qui conduisent à la maladie et à la mort. Décomposer et reconstruire les mouvements du jeté. (grand). Si les sciences sociales pouvaient trouver leur alphabet dansé de gestes, et pour moi, un index en 6 temps Vulnérabilité – Fragiliser – Eurythmie – Souplesse – Traduire – Expérience, peut-être les comprendrions-nous davantage ? Quel serait alors l’apport de la danse aux sciences sociales ? Ou le point commun propre à toutes les comédies musicales dansées, qu’elles soient réussies comme Chantons sous la pluie ou ratées comme Dancer in the Dark. Et même, même Mary Poppins (qui est déjà de la danse, et des sciences sociales).
Fragiliser
La pauvreté rend les personnes fragiles. Énoncer cela en 1757, relier le taux de mortalité exceptionnellement élevé aux conditions économiques et sociales, dire qu’il touche une population plus qu’une autre et que celle-ci est exposée à la pauvreté, au climat et au froid. Pourtant, les maladies de poitrine, pleurésies, fièvres chaudes et quelques fièvres pourprées perdurent.
Souvent, il faut un Supercalifragilisticexpidélicieux, si l’on traduit.
(Mais est-ce déjà de la danse ?)
Eurythmie
Nous sommes très réceptifs à l’écoute de ce qui nous est décrit, un peu moins quand il s’agit de mettre la méthode à exécution. Est-ce parce que Steiner ne rattachait l’eurythmie à aucune forme de danse ? Ou par timidité ? Pourquoi est-il parfois plus facile de parler du mouvement, qu’être en mouvement ? Ou plutôt : comment faire mouvement ? Sommes-nous si lâches ? Ou roides ?
Souplesse
Les marsouins en ébats m’inspirent. Je frétille bien des bras mais quelle idée de s’être habillée d’une robe, je ne peux pas faire les mouvements pleins des jambes, ceux sautés en cabriole de chèvre ou développés en jambes de judoka, sinon ils nécessiteraient de donner un aperçu de mon slip, la honte potentielle de l’adulte me rattrape au vol, et je ne parle même pas de coordonner les mouvements bras/jambes, je n’ai pas mal, non, je suis souple, là n’est pas la question, mais le slip et la robe ne sont bien qu’un prétexte pour ne pas sauter et/ou se confronter au fait qu’on ne décollera pas d’un iota. Est-ce que si je donnais l’impulsion des bras jusqu’aux jambes, ce sentiment (se) dégagerait ? Pas de place pour la honte –me dis-je – dans la spontanéité des enfants qui s’essaient plusieurs fois au grand jeté / tiré aux cartes / sur un tapis volant. Qu’avons-nous perdu de la légèreté des danseurs à l’âge adulte, nous qui travaillons dans les sciences sociales, le cul rivé dans notre fauteuil des 8 heures par jour ? Les enfants dansent chaque jour. Nous avons gagné en vieillissement. Il faut aussi se soulever. La violence du cul rivé dans la chaise des sociétés post-industrielles.
Traduire – Expérience
Je ne me souviens pas précisément de l’entretien. Si ce n’est que j’aurais souhaité retenir chaque mot et chaque groupement de mots formant les phrases articulées qui s’immisçaient dans le conduit auditif reliant mon corps à mon cerveau. J’essaie de traduire poétiquement ce qui m’a retenue et mobilisée. C’est une traduction de douzième main au moins. Du corps du danseur à sa pensée, puis de sa pensée à sa voix, de sa voix aux oreilles de S. et A. (nos traductrices) puis de leurs oreilles à leurs corps, de leurs corps-mouvements à mes yeux, de mes yeux à mon cerveau, enfin, de mon cerveau à ma main. Et je ne parle pas de vos yeux. Je n’ai jamais écrit sur la danse. Je ne pensais pas qu’autant de conduits de perception du mouvement et du discours se seraient multipliés avant de le décomposer. Écrire est toujours traduire. Prenons « Un petit coup renverse aussitôt la personne ». Définition parfaite de la vulnérabilité, la phrase constitue déjà un mouvement dansé, et pas simplement parce que nous pouvons y lire une syllepse mais parce qu’il se forme déjà dans le corps des lettres et l’agencement des syntagmes. J’y vois aussi le renversement lancé des jambes, le grand écart au-dessus de l’abîme dans le jeté de soi vers l’avant. Il faut une sacrée dose d’empathie, de souplesse et d’inconscience, vous ne trouvez pas ? Est-il déjà trop tard ? Notre monde est-il au bord du gouffre* ? Nuls oracles et Pythie à la rescousse pour nous débrouiller de tout ça. Nous rampons dans le lierre et les épicéas, comme dans un aquarium, chaque mouvement est décomposé, à distance, nous sommes neutralisés, seule nous parvient la clameur, un mélange de bruits d’hélicoptères, de basse électrique et de vielle de roue joués à haut volume et tout est extrêmement lent. Un tiramisu criblé –sous-rafales, est-ce déjà de la danse ?
*Selon le titre d’un livre de sciences sociales de Pierre Pascallon paru en
2016.
NB : Un petit coup renverse aussitôt la personne est une expression du démographe allemand Süssmilch pour définir la notion de vulnérabilité, lorsqu’il tente d’analyser les raisons de la mortalité exceptionnellement élevée de l’année 1757 dans les régions de Prusse et de Poméranie, qui touche en premier lieu les populations les plus précaires et qu’il met en relation directe avec la pression économique d’alors. « Lorsque la cherté s’ajoute à la pauvreté, la mortalité ne peut que décimer les démunis » (Süssmilch, 1758).
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Ce texte a été écrit après l’écoute/visualisation eurythmique d’un entretien donné par le danseur Vincent Druguet, diffusé et performé dans le cadre du projet de Sabine Macher, « Pourquoi mes cheveux », (avec Annabelle Pirlot) et après « Etale » de Myriam Gourfink.
Ce texte est issu d’un manuscrit en cours «Liste des pages», dont plusieurs extraits sont parus dans les revues If, Nioques, et la Vie manifeste.
Virginie Lalucq
Revue Pli, numéro 06, 2016