La grenade tourne entre les doigts de la fillette Jouet design ? Relique des dernières guerres ? Je prie mon panthéon laïc afin qu’elle ne se dégoupille pas, je peste contre les fabricants de jouets, contre mon impuissance. La réalité qui se découpe au travers de mes jumelles se dérobe à mon action. Dans la poche de sa salopette maculée de chocolat, l’enfant glisse une figurine animale. À agrandir l’image, l’hypothèse du jouet l’emporte. La grenade lipstickée poupée Barbie est parsemée d’ocelles roses.
Les tempêtes du XXIème siècle ont recouvert de poussières les cerveaux des dirigeants. Je balaie d’un mouvement panoramique les maisons détruites dont les balcons austères se balancent dans le vide.
Explosée, rompue par des forces centrifuges, la syntaxe des humains coule dans des mares de sang vert. Le jouet roule au pied de la fillette. L’heure n’est plus à l’écriture de romans, la Terre croule sous les récits de sa débâcle, la Terre grogne, partisane d’une iconoclastie, d’une verboclastie radicales. Bientôt dix milliards de bipèdes sur son vieux dos, elle n’en peut plus. Elle chercher à tâtons la meilleure façon de les persuader de se faire seppuku ; à coups de cataclysmes, d’ouragans, de sécheresse, elle leur distille la nécessité d’un sacrifice global afin de la sauver, elle, Mère Nature, Déesse bafouée, mise à mort. S’ils ne se décident à programmer leur extinction, elle se chargera de la basse besogne. Elle ne s’appelle pas Némésis, Médée, Erinye. Rien ne détrônera son nom, Gaïa. Elle n’a cure de ceux (voués comme les autres à l’abolition) qui conspuent la cruauté de sa vengeance, elle vomit les justiciers qui veulent la mettre au ban de l’humanité, châtier ses déchaînements météorologiques, climatiques, géologiques.
Lui reprocher tsunamis, fonte des glaciers, tremblements de terre, désertification alors que ce sont les hommes qui l’ont massacrée au fil des siècles, qui l’ont pillée, vidée de ses ressources, privée de sa beauté ! L’accuser de semer cyclones, ras de marée, épidémie de méduses et d’algues serial killers alors qu’elle en est la première victime, alors que les accusateurs sont les seuls coupables de dérèglements que plus rien ni personne ne peut contrôler… N’ayant cessé de croître au XIXème et XXIème siècles, la folie des hommes les a poussés dans une logique suicidaire. Comme si, en bout de course, au terme d’une entreprise d’anéantissement de la vie sous toutes ses formes, le seul instinct encore vivace était celui de l’auto-destruction… Le virus de l’homme qui veut périr en précipitant l’univers en sa chute a été semé dans les cerveaux depuis tant de siècles…Elle aurait préféré ne pas en arriver à cette extrémité. Jusqu’aux années 2000, elle a cru à une prise de conscience, à un réveil. Mais la minorité d’homo sapiens à avoir oeuvré à un changement de société a été vaincue par une majorité irresponsable, arrogante. Quand elle a appris les solutions que certains scientifiques délirants proposaient afin de remédier aux effets catastrophiques de leurs inventions, quand elle a capté combien le remède était pire que le mal, elle a fait un noeud dans ses états d’âme, elle a pris la décision irrévocable qui changera le cours de l’univers, celle qu’elle avait laissée dormir au fond de sa besace mentale, espérant que ses occupants se ressaisissent de leur propre chef.
Elle s’en veut d’avoir été trop longtemps passive, d’avoir laissé périr 50% des espèces animales, d’avoir perdu un quart de ses forêts sans broncher, d’avoir assisté au massacre de la foret amazonienne, des forêts du globe, à l’agonie des océans, des poissons, des cétacés, des coraux, rongés par l’empire des détritus, des déchets toxiques, des plastiques. Gaïa, tu es complice… Tu as laissé la situation se dégrader jusqu’Amargeddon.
Pas d’état d’âme. Le plus grand prédateur de l’univers doit périr. Comment parler d’une Terre alors qu’elle n’est plus que béton, acier, réseaux de câbles, usines, quand elle est mordue par des lignes de haute tension qui rendent les vivants fous, quand elle est défigurée par des puits de pétrole, sa sauvagerie, son mystère, ses esprits assassinés par la déferlante d’une technique au service de la mort, par le contrôle de toutes les expressions du
vivant ?
Entre un humain, fût-il un enfant, un artiste de génie, un dissident politique, et un jaguar, un panda, un arbre, un lac, moi, Gaïa, je choisis les seconds. D’abord en raison d’un critère d’urgence : il y a dix milliards d’homos sapiens pour 200 jaguars et 450 pandas. Ensuite en raison d’un critère de justice : le règne, la manifestation biotique qui condamne les autres règnes à disparaître, l’entité qui met en danger son environnement et les autres entités qui le peuplent doit être évincé afin de sauver le peu de ce qui est encore à préserver. Si les premiers n’ont pu vivre en respectant la vie des seconds, s’ils n’ont pu proliférer qu’en mettant les non humains en danger, je dois réduire les tueurs au silence.
Je n’actionne pas la main de Dieu, je n’agis pas en tant que déesse, je ne sauve pas que ma peau, mais celle des créatures à écailles, à plumes, à fourrure, à feuillages, les créatures d’eau et de sable.
Je pointe mes jumelles vers le coin le plus sombre de la pièce où joue l’enfant-grenade. Je m’égare, dioxyde de carbone entre les voyelles les plus graciles. Je ne m’égare pas, je m’efface, laissant toute la place à la voix Gaïa.
Vos gueules, les humains. Depuis des millénaires, on n’entend que vous. Hé, l’homme, t’es arrivé un des derniers, il y a sept millions d’années et tu fais le malin ? Ton ancêtre, l’homo sapiens, a pointé son museau il y a deux cents mille ans et tu régis les galaxies comme un contremaître ? Les premiers mammifères ont compris comment surgir sur la Terre il y a deux cents trente millions d’années et tu viens leur faire la leçon, les domestiquer, les chasser, les élever, les dompter ? Tu fous en l’air l’empire aquatique, tu détruis le royaume des plantes qui a fait ses premières percées il y a quatre cents quarante millions d’années alors que ta conception n’était pas à l’ordre du jour, alors que tu n’existais même pas en rêve ?
Bipède de malheur, ne dresse pas la liste des chefs d’œuvre que tu as conçus pour m’amadouer. Je te le répète : chapeau pour tes inventions du feu, de la roue, de la perspective, de la musique (et encore, ça dépend laquelle), de l’écriture, de l’agriculture (là, je pose un bémol), de la machine à calculer, de l’électricité (double bémol), de l’ordinateur (triple bémol), chapeau pour les pyramides, le Taj Mahal, l’Acropole, la Joconde, Hamlet, les Mille et une Nuits, la Baghavad gita, le Yi King, la géométrie, la relativité, Bach, Beethoven. Mais tu réponds quoi aux effets désastreux de tes inventions, machine à vapeur, voitures, centrales nucléaires, radioactivité ? Tu réponds quoi aux massacres consécutifs à la découverte du Nouveau Monde, à l’esclavage, à la colonisation, à l’élevage intensif, aux chasses à la baleine, aux braconnages, à ta science du meurtre, à l’abrutissement programmé par le néolibéralisme ?
Stop. Mes virgules ondulent, je n’entends plus Gaïa ; la bave qui coule sur ses lèvres ne se cristallisera jamais en un traité d’éternité. La deuxième décennie du XXIème siècle pave la voie à un trou noir aux épines écumantes. Injectée entre chien et loup par la main de la mort qui rit dans son smoking, dans sa soutane, la dernière dose de poison lui sera fatale. Pauvres humains qui s’imaginent agencer des labyrinthes de pensées alors que le souffle de Gaïa à l’agonie leur dicte tout. L’acte surréaliste le plus simple consiste à descendre dans la rue et perforer la panse des tortionnaires en col blanc. L’acte post-surréaliste le plus conséquent exige de retourner la plume contre soi. Dire qu’il y a encore des romanciers, des peintres, des musiciens qui, broutant les bottes de Don Quichotte, croient opposer un contre-feu à l’apocalypse alors qu’ils tirent en laisse des graphèmes exsangues, des couleurs mortes, des sons dévitalisés.
Je suis la sentinelle de Gaïa. Je ne suis au service de personne, je n’ai basé ma cause sur rien. Je promène ma colère à la surface du monde. Ma mission ? Raccourcir la vie des oligarques les plus nuisibles, tenir leur existence au creux de ma main ornée d’un flingue, compter les taches que le Soleil développe à gogo depuis quelques années, faire le bilan des déroutes. Trois coups de Stromboli à la chantilly et les ennemis de Gaïa retournent dans les limbes du silence éternel. Ma fibre élégiaque s’accommode mal du sang, des viscères explosés sous une lumière estivale. Esprit délicat, âme tourmentée dans une complexion robuste, je dois donner la mort comme on donne la vie, en m’alignant sur la beauté du résultat.
Véronique Bergen
Revue Pli, numéro 08, 2017