C’est la veine qu’elle voit sur la banquette avant, la veine du passager du siège du passager avant. La veine sur la nuque.
Il y a la mère sur ce siège du passager avant. La voiture roule. Sa veine sort de ses cheveux noirs et traverse sa nuque sur le côté, sous sa peau, puis la veine descend sur l’épaule pour ensuite s’engouffrer quelque part dans le dos de la mère. C’est la veine.
Elle voit très correctement la nuque de la mère, le profil de la mère aussi. Un visage légèrement tatoué du signe de la tribu des Abid Cheraga.
Les Abid Cheraga sont déjà une tribu oubliée au milieu du XIXème siècle près de Mostaganem.
Mais la mère est tout de même tatouée en 1976, et, elle dévore du regard une route de platanes et de soleil qui s’éclate sur le pare-brise d’une Ami 8, la leur, dans ce pays nouveau.
La mère ce passager avant, d’une veine calme et silencieuse, et épaisse.
Elle observe et pense à cette veine, elle sur la banquette arrière, elle pense fort à la veine de la nuque de la mère à l’avant. Elle pense que cette veine est un corps étranger à la mère.
Elle n’avait jamais remarqué la veine de la nuque de la mère avant. Surprenante découverte sous les vroums-vroums d’une Ami 8.
Ça fait un peu peur de voir cette veine de la nuque du passager avant. C’est la veine qui a fabriqué des enfants, la veine à l’avant de la voiture en marche et les enfants sur la banquette arrière. Une veine sur la route. Une veine circule avec force de vivre et papiers d’identités.
Ils rongent le temps de la route. Tous ensemble. Il passe le temps de la route du soleil, il roule vite le temps, entre les secondes même il arrive à rouler, encore. Le temps, le phénomène tangible.
Elle ne comprend pas pourquoi la mère a une aussi grosse veine à la nuque, elle ne comprend pas à dix ans. Une veine épaisse comme un serpent. Un serpent puissant est bloqué dans la veine de la mère, l’inquiétante vision de la veine-mère dans son axe de vision.
Et derrière sur la banquette arrière il y a des petits enfants serrés sur les genoux. Des petits passagers arrière qui chaussent du 22 au 31 et silencieux.
Un serpent veille dans la veine, le serpent est le signe des Abid Cheraga. Le serpent est bon, il est bien installé dans la nuque de la mère.
L’Ami 8 est leur voiture en France. Ils aiment leur voiture comme un parent, la voiture Ami 8.
Ils se promènent dans l’Ami 8 le dimanche après-midi en 1976 dans une voiture en langue étrangère dedans. Ils visitent le nouveau pays où ils se sont installés l’autre année.
Ils sont bien habillés pour ce projet dominical, visiter la région des platanes. Tous, habillés proprement. Ils roulent vers Orange, Baucaire ou Buis les Baronnies. Ils roulent de la veine à vitesse grand V dans l’Ami 8.
Le silence d’un voyage parfumé d’odeurs d’essence, Ami 8. Elle s’en souvient. Une odeur qui rentre dans la mémoire directement. Les effluves du carburant de l’Ami 8 dans les têtes des enfants, une odeur vraie. L’explosion de l’odeur tape dans le crâne et la mâchoire comme une dérouillée. Ils s’en souviendraient.
C’est l’après-midi visite du pays où ils ont posé leurs valises et leurs photos d’avant. Ils sont venus dans ce pays, lui d’abord, le père. Après eux, le reste de la famille.
Ils se sont regroupés dans le Vaucluse, dans un village, après s’être séparés à Mostaganem, un jour gentil, triste et con, le jour de la séparation à Mostaganem.
Lui il vivait tout seul dans ce village français après la séparation Mostaganem.
Puis il est parti les chercher un beau matin à Marseille, au port. Il avait des sous. Il avait aussi une voiture pour venir les chercher et les conduire dans leur nouvelle vie à tous.
Ils sont descendus du bateau avec leur fatigue et leurs doutes et leurs cartes d’identités seulement en 1975. Et la joie aussi au cœur de descendre du bateau, quand le pied tape sur le quai. C’est le moment du regroupement familial d’humains du même sang en vrai, du même regard et du même sourire et du même flip.
Ils ont reconnus le père sur le quai qui les attendait. Ils ont salué le père sur le quai. Ils se sont regroupés sur le quai. Ensemble, sous le même regard. Il y a les plus grands qui le reconnaissaient mais pas les deux derniers. Tout le monde était heureux sur le quai, contents de se retrouver. « Bonjour ça va on y va ok dans notre nouvelle vie. »
Ils vivent dans le centre-ville d’un village fleuri, un peu cassé au milieu.
Les enfants se souviennent un peu de Mostaganem mais ils préfèrent surtout jouer dans la rue du village et sucer les glaces du marchant de glaces ambulant monsieur Lescuyer. Ils préfèrent faire ça.
Tous les dimanches le père ordonne à son clan de visiter la région proprement. C’est du sérieux ce qui se passe dans la tête de cet homme-là.
Il souhaite leur montrer combien ce nouveau pays est beau et grand et bien et qu’il a raison de s’être regroupé avec sa famille ici. Il veut montrer au monde entier et à son patron que dorénavant il n’est plus seul et qu’il est ensemble. C’est son projet du dimanche au père.
Ils visitent la région cette après-midi.
Ils roulent puis s’arrêtent dans un pré pour prendre une photographie en souvenir de cet instant des années 70, devant l’Ami 8. C’est l’odeur des foins, de la paille fauchée. C’est du « bonne santé » qui rentre dans les bouches et les poumons des visiteurs d’une campagne ardéchoise maintenant.
L’Ami 8 s’enfonce encore dans les campagnes, les fermes. Avec leurs cheveux frisés, ils croisent les poules et les tracteurs, moissonneuses et champs de vignes.
Ils sont fatigués de rouler les yeux grands ouverts et noirs, un temps.
Ils s’arrêtent dans un village à midi, ils descendent de la voiture sur la place d’un marché.
Le père réfléchi à ce qu’il doit faire et à ce qu’il doit leur dire maintenant.
Ils attendent la décision du père devant la voiture garée.
C’est lui qui sait où il faut aller maintenant, c’est lui qui a fait le regroupement familial, lui qui connaît les chemins de ce pays. Alors qu’est-ce qu’il fout ?
Ils attendent et la décision ne tombe pas.
Ils voudraient que le père prenne une décision.
Le père regarde la place du marché et écoute le son du marché, on dirait. Des tomates, des fleurs et des villageois ensemble sous les yeux du père.
Il propose de faire une promenade du marché.
Alors, ils traversent les allées du petit marché. Lui devant, la mère et les enfants derrière. Lui connaît les chemins de cette région. Ils lui font confiance, c’est lui l’instigateur de cette histoire d’immigration.
Elle regarde la mère toucher des fruits, des légumes. La mère demande à la fillette de traduire au maraîcher quelque chose. Elle traduit. C’est bon. Ils repartent du marché.
Ils vont déjeuner dans le petit parc de ce petit village. En face de la gare et du bar PMU. Ensemble et bien habillés.
Ils sont assis dans l’herbe et ils déjeunent. Ils sont en visite dans ce petit village, c’est un dimanche d’algériens ouvriers en France. Des villageois traversent le petit parc. Des villageois blancs et gros ou maigres, petits ou grands, rigolos ou tristes, des gens.
La famille regarde des villageois passer. Ça fait partie de la visite de voir des villageois rentrer chez eux. Il y a des « bonjours » qui s’échangent par moment. Chacun dit ce qu’il veut à qui il veut, quand il veut.
Hédi Cherchour
Revue Pli, numéro 03, 2014