Le bain

Elle me frotte le dos, elle s’en va le décaper de sa crasse magique, elle me le frotte le corps le dimanche. Elle crie : “tu es dégueulasse, la crasse te sort par les yeux, la crasse t’a bouffé, la crasse nous bouffera tous, je vais te décaper la peau, il en sortira des peaux mortes biens vivantes !”

Oui, mes peaux mortes sont vivantes, et elles traduisent mon énergie d’enfant, elles reflètent mes mouvements de la semaine, j’ai transpiré toute la semaine, dans les ruelles et sous les porches, sous le préau de madame Gérard la voisine institutrice et directrice de l’école de Grangebelle, j’ai levé les bras à peu près mille fois dans la semaine, j’ai sauté à travers des murets, les murets qui mènent à la cave, les murets des jardins familiaux, j’ai couru après les poules dans une ferme, le paysan me regardait du coin de l’œil harceler ses pauvres poules, j’ai aussi ramassé des jonquilles, je les ai cherché jusqu’au fond du monde mes fleurs, puis je les ai offerts à ma mère la fauchée qui les a stockées dans une boite de conserve vide, vide de ses haricots, vide de petits poids, puis elle a posé le vase de ferraille sur la table corbillard de la cuisine.

J’ai monté les escaliers de mon bloc et descendu les mêmes escaliers, j’ai adoré, j’ai fait ça près d’une dizaine de fois. J’ai sué sans m’en rendre compte, des pieds à la tête en passant par ma culotte, naïve petite culotte.

J’ai porté les courses des voisins Gérard avec Mouni Brahima pour gagner un franc, j’ai couru au tabac m’acheter une image de Candy, le dessin animé que nous regardons tous, j’ai collé le portrait de Candy dans les chiottes de l’appartement, ainsi mon père, ma mère, se tapent le sourire sadique du personnage tous les matins quand ils vont faire leurs besognes. Les imaginer chier face à Candy me fait marrer. Je décore l’appartement à ma guise, je fais ce que je veux ici, partout.

J’ai transpiré lorsque j’ai joué au bord de ma route tant aimée, ma Nationale 7, Mouni et les autres gosses me couraient après pour m’enfermer dans une prison imaginaire, cette prison se situe sous un arbre, un peuplier, un genre d’arbre robuste et grand.

Elle me frotte le dos, et je revois ma semaine. Je réfléchis. J’ai alors demandé à ma mère s’il y a des peupliers en Algérie, elle n’a pas répondu.

Elle frotte, la crasse sort.

J’ai été enfermé dans la prison imaginaire des enfants du quartier cette semaine, nous avons recommencé à courir près de la Nationale, route des morts, en cachette de nos parents aimants et résignés, les klaxons des voitures sur la N7 nous ont scié les oreilles et les dents, les voitures roulaient à vive allure, nos cris de joie d’enfants n’étouffaient jamais notre courage, on transpire près de la route, on aime la peur, les lames, nos cris, nos rêves impénétrables, cris de la Drôme, Drôme notre amie et partenaire régionale de toujours.

Elle me frotte, c’est d’une douleur, j’en oublierai ma semaine. Elle me frotte pour un nouveau départ, une nouvelle aventure toute neuve et propre, une nouvelle semaine à bouffer, à cavaler dans la ronde des jeux d’enfants, des cubes, pas un rond.

Elle me frotte très fort, fait la grimace, les peaux mortes sont nombreuses, et je me suis endormie dans l’eau brûlante deux secondes, c’est un quasi coma, c’est un état de coma infiniment bon, la crasse colore l’eau dans la baignoire, l’eau savonneuse mélangée à ma crasse. C’est ma crasse là, oh j’en suis fière.

Mes lèvres sont imbibées de ce savon bon marché, et j’avale toute la flotte grise.

Aller, il faut vider maintenant le baignoire d’eau sale.

Le liquide gris infâme s’écoule dans la tuyauterie de l’immeuble, je partage ma crasse avec tous ici, les petits, les grands, chacun par son nom, il y en aura pour tout le monde.

L’eau crasseuse ensuite échappée dans les égouts de la cité Grangebelle pour aller mourir derrière, là sur la digue, puis dans le Roubion ou dans le Rhône, ma crasse d’enfant va voyager sur le fleuve et dans les eaux troubles du fleuve, ma famille, ma crasse s’écoule jusque dans la mer méditerranée, elle atterrit sur les bords d’Alger ou de Tanger, Cyracuse peut-être ?

Sans doute les rats de la mer se sont amusés de ma crasse d’enfant myope, les rats de la mer sont aussi myopes que moi, je ne fais jamais mes devoirs car je ne vois rien, les rats de la mer connaissent ma crasse de myope par cœur, ils en redemandent de ma crasse tous les dimanches, et ma mère y répond avec détermination.

C’est pas un bain, plutôt une secousse dans l’immeuble.

Je suis propre devant les humains du quartier, nous serons propres jusqu’à la fin de la semaine, nous serons pauvres mais nickel, nous serons propres face à ceux qui voudraient nous faire passer pour des crades, nous serons propres et nerveux.

Elle me frotte comme une sale petite arabe que je suis, c’est elle aussi la sale, elle dit : « je te frotte comme une sale arabe que tu es, » je rie, elle rit à son tour, nous rions de notre insulte, nous ne sommes pas malhonnêtes avec nous-même, nous ne trichons pas avec nos blagues cultissimes et crasses, nos blagues sont des bulles de savon douces, nous nous les renvoyons en pleine figure.

C’est qu’elle nous frotte dur ma mère et elle s’éclate, à tour de rôle, épuisée, en nage, bientôt hystérique, nous pleurons de joie, la main de mère, des frottements sévères, le gant du hammam a sa rage.

Elle voudrait bien retourner une fois dans un hammam turc ma mère, un vrai de vrai, elle le dit chaque dimanche, dans son savoir noir.

Repartir dans les thermes de son enfance, près de Médéa, les thermes Romains perdus dans la campagne, des bassins de roche rouge, cachés au milieu d’oliviers, les thermes du hammam Salhin par exemple.

Mais ma mère délire, ça me fait mal, elle croit entendre les échos des rires de jeunes filles, le son des roches rouges.

Des bassins Romains fument dans sa tête, et elle, accroupie face à moi, elle s’arrête de frotter, soudain ses yeux s’échappent derrière la cité Grangebelle. Moi je sais que c’est foutu, elle peut frotter jusqu’à m’arracher la peau, elle n’y retournera pas de sitôt, au hammam des déchirés, rétablis et remis.

Hédi Cherchour
Revue Pli, numéro 10, 2019

Pli n°10
Écrit
Hédi Cherchour