Au soir du dimanche 16 avril 2006, jour de Pâques, je notais : Crois voir, au loin, que je n’ai plus d’idées – mais, sauvage, la vie et des humeurs.
Le bruit commença de cesser et j’eus soudain besoin du silence. Le silence était là ; il m’attendait. La paix commença de souffler et j’allai m’asseoir dans un coin.
La paix soufflait. Je me cachai.
Mon piège – qui est peut-être en même temps mon salut : je me méfie de tout ce qui vient de moi. Je n’obéis qu’aux appels les plus violents.
Je passe mes journées à chercher ce que mes nuits oublient. C’est le ventre qui cherche. C’est le cœur qui touche. Nous piétinons le silence à l’intérieur.
Et c’est le silence qui conquiert.
Les mots tracés dans la nuit sur la neige sont effacés au matin par tes pas.
3 janvier 2009 : Toutes ces choses qui tiennent mon cœur et que je ne sais toujours pas dire, et qui serrent mon corps. Pourtant l’œuvre naît. La foi revient par instants, me traverse, m’emplit, m’emmène, vive et pareille aux vents qui passent dans les Écritures. Depuis une semaine j’écoute en boucle La jeune fille et la mort de Schubert. Mon Dieu où sont mes larmes.
15 février 2009 : J’essaie de faire taire les pensées. Quand les pensées se taisent, le moindre geste, le moindre souffle est une naissance.
La moindre parole vit.
C’est toujours la déconstruction, lente et massive à la fois, de ce que je crois pour laisser place à ce qui vit.
Chercher à faire silence en moi est tout ce qu’il me reste.
Tout ça pour encore des éclairs.
Il y a que j’aime infiniment l’humanité. Il y a que j’aime infiniment le monde. Il y a que j’aime infiniment Dieu. Il y a que j’aime infiniment l’ivresse.
Il y a qu’il me faudrait un corps sobre.
Il y a pour l’Homme le sentiment de Dieu en lui, et le sentiment de lui en Dieu : c’est ce que j’appelle foi. Il y a l’envahissement irrépressible de Dieu dans l’Homme, et de l’Homme en Dieu : c’est ce que j’appelle feu. Il y a l’appel.
Il y a l’accueil. Il y a la vie commune.
Je cherche à unir ma vie ; à rassembler mes traits ; à concentrer mon cœur ; à être indivisible.
J’ai tenu il y a peu que chaque battement de cœur était l’appel le plus violent.
28 octobre 2009 : Je ne sais toujours pas qui je suis. Je ne sais à nouveau plus rien, ni même si je ne sais plus rien. Le danger c’est peut-être de se mettre aux aguets et d’attendre un savoir. Mais faire, oui, faire au creux de cette tension là.
La tranquillité n’est pas la paix. On doit se priver de tout quand on a quelque chose à faire disait Flaubert. Le chaos génère la paix et la paix génère l’érection.
L’érection permet le souffle.
Peut-on appeler vérité autre chose que le mouvement incessant et pourtant immobile tapi au fond de nous, loin derrière les pensées, les sensations ou les sentiments, sinon la contemplation de ce mouvement, son saisissement, son fixer, son dire ? C’est ce saisissement dans du langage que j’appelle simplement nommer – et c’est cette vie saisie dans du langage que j’appelle nom.
Je marche vers l’abandon. Je cherche la confiance où m’engloutir. Je ne crois pas. Je veux me fier absolument et ne plus jamais rien faire sinon le geste nécessaire ;
ne plus jamais rien dire sinon la parole vitale ; ne plus jamais penser sinon le geste et la parole.
Au soir du jeudi 11 octobre 2007 je notais : Un jour, bientôt, il me restera à dire je t’aime, et à partir.
Je vois partout les siècles surgir. Je veux en moi le feu autour duquel on dansa dans les temps païens ; en moi les larmes des pères à la naissance ; en moi le sang du Seigneur pour le monde.
Je dis : Quand je cesse de penser alors c’est le silence. C’est la brise légère. C’est la rumeur du monde, c’est la rumeur du ciel. C’est la douceur qui ravit le cœur à lui-même.
Je cherche à parler aux vivants. Je cherche à faire revivre dans ma langue toutes les voix qui ont cherché la parole. La parole, c’est la part commune aux langages ; c’est l’éternité. Je cherche pour les siècles une voix qui permette la parole.
La parole est le mouvement infini, que rien ne meut. Là l’être se trouve. Que la voix devienne la parole, et la voix dira la parole.
Tout est grâce.
Tout est don.
Rien qui ne soit toi.
Je dis : Le silence n’est pas ce qui se tait. Ce matin, mercredi 6 janvier 2010, je note pour mémoire que lorsque j’ouvris les volets le sol était blanc car il a neigé dans la nuit. Et je note pour mémoire qu’il serait bon sans doute de ne plus jamais avoir peur.
La quête continue, la vie est en marche, elle est là.
Je ne cherche pas la paix, je descends au silence quand je ne peux plus faire autrement, quand je ne peux plus faire autrement je vais au creux des sources, au creux des larmes. Et la chaleur qui infiltre ma poitrine alors, c’est elle aussi que j’appelle Dieu.
J’entends l’appel des choses. Je lis les heures.
Quand je disais à Angeline au soir du samedi 17 janvier 2010 que je comprenais mal le temps, car plus je me sens vieillir, plus je me rapproche de mes sentiments et de mes comportements d’enfant, elle s’approcha très lentement du bord de son fauteuil, et tout son corps se mit à m’écouter. Chaque pas fait vers l’avant est aussi fait vers l’arrière lui disais-je, de sorte que le jour de notre mort est le même que celui de notre naissance. Nous ne sommes qu’une boucle.
Je crois qu’on appelle saint celui qui finit cette boucle et qui continue de vivre après. La vie d’après la boucle est sainte et nécessairement auprès de Dieu. La paradis est derrière la fin. Parfois je crains ce songe fait un soir d’adolescence alors que je rentrai à pied dans la nuit vers la maison familiale, et dans lequel je vis qu’il ne me faudrait guère dépasser mon trentième anniversaire pour achever ma boucle. Je vois très distinctement ce point de non-retour – au sens propre – qui me stupéfait – de là l’appréhension.
Hier, aujourd’hui ni demain n’eurent, n’ont, ni n’auront cours. La suite des âges est infinie. Le temps s’effondre dans l’éternité à mesure des instants et des générations. Toute génération vide.
Je suis passé sous des toits qui ne s’écroulaient pas. J’ai couru sur des terres qui ne me portaient pas. J’ai regardé des ciels. J’ai regardé des miroirs. Je cherche la lumière qui ne s’éteint pas.
Les mystères sont achevés depuis les siècles et se dévoilent aux vivants.
Dimanche 26 septembre 2010 : Je marchais hier avec Milad dans les rues de Rennes et la foule grouillait. Je m’arrêtai sur quelque chose dont je ne me souviens pas ; je me retournai ; et je vis la foule comme si j’allais mourir dans l’heure. Tout continuait et j’avais cessé, je regardais, je respirais, je voyais le monde sans moi, et cette première absence éclairait tous les gestes, tous les visages.
Quelques minutes plus tard je regagnai ma place et le monde. Les visages et les gestes avaient gardé ce voile vivant. Cette ombre si claire permit une fois de plus un cœur neuf.
La vie éclate sans cesse. Je pleure où la vie éclate. Quand je pleure je vois ma vie éclater dans ta vie. Ton Nom est la vie éclatante.
Et sur mes lèvres le goût du baume blanc dont Blanche soigne ses lèvres.
Je retraçais dernièrement avec Louis une partie de mon parcours d’écrivain.
Je disais : D’abord je cherchais à écrire dans le Ciel, mais quand je revenais j’étais si mal que je dus faire autrement. Ensuite je voulais être tout entier dans tous mes mots, mais mes gestes quotidiens étaient trop éloignés du geste d’écrire : même souffrance qu’avant. Alors je voulus que tous mes gestes soient égaux au geste d’écrire, et j’opérai un long travail de réajustement, d’équilibrage.
Il eut été mesquin de faire descendre l’écriture dans le quotidien : je hissais le quotidien jusqu’à l’écriture. Le Livre des Suites vint à son heure. Aujourd’hui il n’y a plus de différence entre ce que j’écris et ce que je vis. Ça n’est plus de la littérature ; c’en est pourtant une relance.
Je cherche une vie où déployer ma voix, mes gestes. Je cherche ma vie. Toute la vie, nous cherchons notre vie. Qu’il en soit ainsi pour les siècles.
Je cherche dans mes livres l’endroit où d’amour le cœur tremble. Je cherche l’horizon du cœur.
Écrire c’est donner dans l’ombre. Je veux vivre ensemble à l’ombre des yeux et dans la lumière du monde.
J’écris pour n’avoir plus devant les yeux que la lumière.
Dans le grand champ derrière la maison du Pré des Pierres, un groupe d’oies sauvages vont et viennent. Comme tous les ans à leur temps, elles s’y arrêtent quelques jours avant de reprendre leur voyage vers le sud. Elles volent en V, et le mouvement de leurs ailes dans le vent fait le bruit que fait le silence dans le cœur. C’est le même ravissement tous les ans.
La vie est la chose la plus simple au monde, et la plus belle à nos yeux quand nous la laissons vivre.
Étienne Jean Monnier
Revue Pli, numéro 01, 2013