Lettre au recours chimique

L’éducation et les universités ont été avalées par l’économie de marché
L’hôpital public et la santé ont été avalés par l’économie de marché
Liste à poursuivre jusqu’à la nausée
Avale ton médicament sans la ramener s’il te plaît
Comme cela est trop sérieux
Rappel : se prendre au sérieux est dangereux et inefficace
On tombe très vite malade
de ne pas savoir rire et mettre à distance la violence
On vous dira que rire de la mort d’un de ses proches n’est pas facile
Rire de la terreur et des post-fascismes n’est pas facile
Rire de mes pires débilités n’est pas facile
Ça peut prendre du temps
Rire de l’insurmontable
De l’écrasant
J’ai bien ri avec mon cancer
Souci : on m’aime moins depuis que je suis guéri
Pareil pour mes années de dépression
Mes périodes suicidaires
Le cancer & la dépression sont mieux accueillit
Que les débordements de joies
Le plaisir à vivre on vous le fait payer un maximum
Ne vous amusez surtout pas à l’exhiber
Soyez discret (rappel !)
Vivre (pour ceux qui savent ce que cela veut dire)
Vivre est devenu un espace de radicalité
Et je veux bien être un poil parano
Voire même être un champion du monde et cador de la parano
Mais il me semble que la question
Qu’elle est la pathologie ?
Cette question mord dans la jambe du vivre
Et dans l’exercice du vivre
Pour lui apposer une étiquette
Tu veux écrire quoi de plus
Après Artaud et Sarah Kane ?
Remanier les traductions
Remixer le remaniement
Post-moderniser le remix
Rien de neuf n’est possible
Hors ton cri
Et de tes capteurs sensibles
Calée sur la fréquence d’autres cris
T’opposer à la foule
Essaye de dire ça à un psy lacanien
Il sera bien content
Faudrait peut-être un jour cesser
D’aller voir les psys
Pour bastonner leur discipline
Pour te les faire
En dix pages ou en soixante
Tu fais quoi au juste ?
Tu vas chercher ton Solian® ?
Ou tu vas prouver au psy
Scientifiquement & techniquement
Que c’est un imbécile
Un type limité intellectuellement
Et qui vit comme un rat
Rat devant lequel tu joues tout Shakespeare
Un rat assez bouffon pour t’évoquer le propice de la vie de couple
L’horreur de la vie de couple
Pour te stabiliser
Pour te rassurer
Pour te ranger
Te compartimenter
Dans un monde de logistique
Avec pour seul système philosophique
L’utilisation de son ordonnancier
Et l’utilisation du couper court à tout échange véritable
Parce que les quinze minutes sont déjà écoulées
Et que tu n’as eu le temps de rien
De ne rien développer sur ce qui t’agite
Et fonde ta singularité et ton parcours
Tu rappelleras que tu es un grand lecteur
Et que tu as été un grand cinéphile
Et littérature et cinéma d’auteurs
& tes amours aussi sont une boîte à outils pour penser le monde
& t’y mouvoir
& tes amours et ton avidité à lire
& à découvrir les œuvres
T’ont rendu orgueilleux
Très orgueilleux
Et assez pour ne pas baisser la tête
À renfort de oui Monsieur
De oui Madame
Devant le pouvoir médical
Le pouvoir psychiatrique
& le monde enchanté de L’Ordonnance
Qui est la réponse à ton monde émotionnel
Monde de références
Et monde des arts
Monde de création-profusion
Monde aussi où repenser la relation à l’autre
Et bien sûr l’espace amoureux
Les agencements de l’amour
Qui sont peut-être avec les joies partagés
Et le vivre en pleine nature
Oui peut-être et sans doute sont-ils
L’envers psychiatrique
Et son antidote
L’addiction magique
Le Se droguer aux plaisirs
Se droguer aux plaisirs à vivre
Grimper
Escalader
Les arts (joli lapsus)
Les arbres
Sans peur de la redescente
Et de devoir crier au secours
D’avoir choisi la vie
La vie vive
La seule
Et là se dessine
Le ressort du texte
Le levier qui vient ouvrir
La porte de la cellule
Le lieu d’isolement forcé
Et les bleus sous les sangles
Ce monde de contention réel ou symbolique
Et la question va changer
La question posée par le fou les fous
Les dix milles questions adressées au vent
Dont l’une d’elle pourrait être
Par qui et par quoi êtes-vous entraver pour jouir du vivre ?

Christophe Esnault
Revue Pli numéro 11

Pli n°11
Écrit
Christophe Esnault