Longue lignée de Ritals

longue lignée de ritals donc, dont l’un même, peut-être plus intrépide que les autres ou plus pauvre ou plus réprouvé ou plus ambitieux ou plus avide ou plus buté ou probablement un peu tout cela à la fois, au bout d’on ne sait quelles aventures, quelles invraisemblables tribulations, quelles inconcevables vicissitudes, a fini par devenir président à vie d’un de ces exotiques et exubérants pays d’Amérique latine épuisés par les tremblements de terre, les inondations, la sécheresse, par tout ce que la nature dans son indomptable et très sage fureur peut produire comme calamités et fléaux, terre semi-sauvage accablée de chaleur et d’épidémies redoutables, abonnées aux révolutions, aux coups d’États sanglants et aux dictatures granguignolesques, où les gueux sont presque aussi innombrables que les moustiques, où le crime organisé est un sport national au même titre que le football et la prostitution, où les poignards surgissent en scintillant dans la nuit aussi promptement que les dollars dans les mains des gringos et où le sang coule avec la même évidence funeste et impérieuse que l’alcool, arrivé là comme simple migrant à bord de l’un de ces rafiots poisseux et puants, rouillés, poussifs, où s’entassent des centaines de ses congénères semblablement misérables, semblablement loqueteux et faméliques, semblablement ivres d’espoir et d’illusions, après de longues semaines de morne inactivité à rêver de conquêtes futures, de champs à défricher ou de trésors à dénicher, accoudé au bastingage à contempler la longue ligne d’écume blanchâtre qui file dans son sillage, partageant le sort de ces cohortes d’êtres dépenaillés et harassés qui trimbalent sur leurs épaules tous leurs biens, c’est-à-dire rien ou presque, mais si lourd qu’il fait ployer l’échine et courber le dos, venus tenter comme lui leur chance dans des contrées lointaines et inhospitalières sur lesquelles ils déferlent en bourdonnant pareils à des nuées d’insectes voraces, se répandant, se mêlant, se diluant irrémédiablement parmi une population presque aussi indigente qu’eux et presque aussi accablée, et non pas accueillis à bras ouverts mais se faisant une place, jouant des coudes et plus si nécessaire pour se tailler une part du maigre gâteau, apportant par cette action (qui n’est pas une fuite en vérité mais une course en avant contre la mort ou le destin, qui sont à peu près choses semblables – ou la fatalité plutôt, c’est-à-dire qu’il n’y a rien à faire qu’à se laisser emporter, qu’à suivre le cours implacable des événements) la preuve de l’étourdissante mobilité des hommes et de leur attendrissante turbulence, capables de quitter leur lieu de naissance, le sein maternel, le giron familial ou clanique, pour échouer ensuite, au terme d’interminables et improbables errances, dans une contrée en général guère plus reluisante et parfois, souvent même, pire que celle dont ils sont issus, capables de s’y établir, de s’y enraciner, de s’y reproduire, d’y survivre coûte que coûte, d’y prospérer dans le meilleur des cas, et même, mais la chose relève alors plutôt du miracle ou du grand banditisme, d’en devenir le représentant suprême, voyageant cette fois officiellement, sans se soucier de la validité de son titre de séjour ou de son passeport, reçu à présent non par des flics soupçonneux et patibulaires qui le scrutent de la tête aux pieds avec une sorte de moue dédaigneuse, mais en grandes pompes par des ministres et des ambassadeurs portant complet-veston, chemise blanche, cravate, souliers vernis et galurin, avec accolades, bouquets de fleurs, danses traditionnelles, fanfares et défilés militaires, ébloui par les flashs des journalistes et entouré d’une foule de curieux anonymes, la preuve donc de l’émouvante faculté d’adaptation de l’espèce, de sa capacité à lutter et à survivre malgré l’adversité et les infortunes : cela, cette sorte de nomadisme involontaire et contraint que l’on désigne du nom vénérable et tragique d’exil ; tous, innombrables, pathétiques, inquiets, frêles, petits êtres ineffables et glorieux, fragments d’un dieu qui n’existe plus s’il fut jamais, chassés par la faim ou par la peur, par la faim et par la peur, charriés par le désir immarcescible d’une vie meilleure ou par celui tout aussi impérieux de partir arpenter des chemins inconnus avec juste quelques billets froissés et crasseux soigneusement cachés dans la doublure du paletot et un informe baluchon aussi inconsistant et encombrant qu’une chimère, se propageant, s’infiltrant, s’insinuant tels des grains de poussière dans les moindres interstices, dans les plus infimes espaces laissés vacants, s’en emparant avec une rapacité toute humaine ou toute animale, toute animale et toute humaine, saisissant la plus petite opportunité, spoliant si besoin les indigènes pour arriver à leur fin – ou plutôt portés par les vents par-dessus les mers et les océans, éparpillés, bousculés de provinces en pays, de villes en villes, de trous perdus en trous de plus en plus perdus, à l’instar des particules de pollen, et comme elles fécondant ici ou là, au hasard des circonstances et des rencontres, selon l’éternelle et immuable loi de l’espèce, effectuant des croisements plus ou moins heureux et prolifiques, prenant racine, se développant ou s’étiolant au gré des caprices du sort, mais au bout du compte et quoi qu’il advienne toujours la même faim, toujours les mêmes espoirs déçus, toujours les mêmes passions, les mêmes injustices, les mêmes chagrins, toujours le même vieux sol ingrat et sévère quelles que soient les latitudes attendant patiemment son dû, accordant avec une sorte d’indifférence retorse le dernier refuge, l’ultime hospitalité, toujours les mêmes vers insatiables et grouillants qui creusent la chair, toujours les mêmes os blanchis et la même poussière redevenue poussière

Christophe Manon
Revue Pli, numéro 04, 2015
Éclats, numéro spécial

Pli n°4
Écrit
Christophe Manon