J’avais dormi sur la plage Chiaia di Luna, je m’étais réveillé très tôt et, frissonnant dans la fraîcheur de l’aube, j’avais emprunté le tunnel romain qui ramène sur la Route panoramique des Trois Vents. Quinze ans plus tôt, une chute de pierre avait tué une jeune fille sur la plage aux falaises de marne blanche et, jusqu’à tout récemment, à l’entrée du tunnel un haut portail métallique en interdisait l’accès. En franchissant l’obstacle des battants renversés, j’avais trouvé qu’avec la disparition de cet obstacle qui avait contrarié des milliers de touristes et cela juste au moment où il n’y avait plus de touristes et où il n’y en aurait sans doute jamais plus, je tenais une métaphore très parlante de ce que nous étions en train de vivre sur ces rives tyrrhéniennes, comme, semblait-il, en bien des lieux du monde. Je me dis que je pourrais commencer mon article par ça. Mais le commencerais-je jamais ?
Au tournant de la route qui descendait vers le port, je sentis sur mon visage une haleine calme d’enfant qui dort : c’était la mer qui d’un coup se découvrait à mes yeux, dans son immensité, dans son intensité. Tandis que la lumière d’un petit jour tendre découpait le sommet boisé de la presqu’île où se prolonge le borgo et que les façades blanches rosissaient, la muraille violine du quai me parut bien plus sombre que la veille, comme si elle gardait un bloc de nuit en elle.
Les mâts des quelques bateaux encore amarrés émirent un léger cliquetis, aussi bref qu’un salut. Le tableau était d’une beauté qui m’arracha des larmes – à moins que ce ne fût l’effet du manque d’antidépresseurs, dont ma réserve s’était épuisée l’avant- veille.
Le long de la promenade du bord de mer décorée de palmiers nains en pots, les lampadaires encore allumés se reflétaient sur des trottoirs vides. Quelque part dans les ruelles en pente, un moteur de scooter pétarada puis le bruit s’éloigna, disparut. Dans l’air traînait cette odeur de roussi qui depuis près d’un an flottait sur la planète.
Les trois quarts de la population manquaient depuis un mois déjà, le dernier quart des deux mille habitants était devenu singulièrement évanescent. Et pourtant, dans le désert de ce qui ressemblait bel et bien à une aube des derniers jours, une lumière brillait au bout du quai.
Je me suis approché. A la terrasse du bar des Dauphines, quatre femmes engoncées dans des anoraks buvaient du thé de leurs thermos. L’une d’elle a ri en me montrant du doigt. Toutes se sont retournées et c’est à ce moment que nos regards se sont croisés.
J’ai fait le premier pas vers toi.
Et puis le premier missile est tombé.
Serge Quadruppani
Revue Pli, numéro 08, 2017