Obsession, image, Anatolie

l’obsession qui vient c’est à cause de Il était une fois en Anatolie (2012, Nuri Bilge Ceylan)
un film qui se passe en Turquie et en turc et surtout qui s’achève sur une suite de trois images
à cause d’elles ici une sorte de poème avec un souffle long à la fin de chaque vers pour
disperser le monologue en petites parcelles de langage
qui s’étouffent avec le noir de la fin

le début parce qu’il y a une scène d’autopsie, on définit une autopsie par l’examen
systématique de toutes les parties et de tous les organes d’un cadavre (…) en vue de poser un
diagnostic post-mortem ou pour des fins médico-légale
s (Méd. Biol. tome. 1, 1970)
ils sont au sous-sol de l’hôpital, la pièce est petite, la pièce est très claire. Ils sont trois
le docteur, l’assistant et le rapporteur de l’autorité judiciaire chargée de l’enquête qui commande ladite autopsie
c’est le contexte ou l’odeur suggérée, même si ça ne sent
jamais grand chose dans un hôpital

à un moment le médecin se dégage de la scène et va à la fenêtre, on filme la fenêtre
on filme dehors, juste derrière la fenêtre. Et entre les carreaux, derrière les carreaux
une dame marche
un enfant marche. Une mère et son enfant marchent, elle prend ses précautions
elle a un sac poubelle dans la main
elle a les habits du défunt dans un sac poubelle
c’est désormais son sac poubelle. Dans le sac des souvenirs.

l’enfant court, il veut jouer, il essaye, ça ne marche pas, on ne sait pas si c’est la première fois il y a d’autres enfants

ça ne marche pas, on ne sait pas si on essaye de filmer ça comme si ce qui arrivait était une constante

comme si personne était adaptable mais que lui encore moins

il ne peut pas jouer, il est en dehors du groupe
il les regarde

sa maman marche sans regarder autre chose que sa marche, elle pose précisément
les pieds où il faut. Son mari c’est plus qu’un tas d’habits dans son sac
c’est plus qu’une liasse de nerfs (et autres) avec du temps qui est passé entre
les deux scientifiques cherchent dedans (euphémisme) : la science cherche dans les corps
les corps sont peut-être des grosses montres
c’est logique. L’homme partiellement creux est sur la table du docteur, du médecin légiste
tout ça pour voir, faire des constatations, systématiquement analyser puis tirer des conclusions,
très protocolairement vérifier ce qui a fait la mort, les motifs, les antécédents

par exemple : il y a de la boue dans la trachée
ça veut peut-être dire qu’il a respiré de la terre. Si ça vaut le coup
le rapporteur note ça sur un petit ordinateur dans un coin de la pièce
tout au long de l’autopsie on lui décrit ce qu’on cherche et les morceaux du corps qui sont déjà sortis
il note, il ne commente pas

la maman et l’enfant derrière l’hôpital ont reconnu le corps puis ils partent, c’est tout
puis ils vont loin. La caméra ne bouge plus après avoir suivi longtemps. L’enfant s’attarde
sur le chemin mais la maman marche, elle marche, on voit sa silhouette assez fine s’en aller
et l’enfant qui en voulant la rattraper trébuche (pathos)

on voit le médecin qui regarde, il est devant la fenêtre, il a une goutte de sang brune
sur le haut de la joue tout du long il les a suivi du regard et dans les yeux il a tout un
lot de mots qui ne sortent pas de sa bouche. A la fin on ne voit plus que son profil
il se dégage une nouvelle fois (description)

une obsession est quelque chose comme un plan fixe (comparaison) ici c’est la fenêtre qui ne bouge pas
on filme la partie médiane de la fenêtre, la fenêtre est fermée
on filme la poignée. Elle est très simple, la fixité ce sont des secondes très longues (figure)

l’obsession est fixe tant qu’on n’a pas compris, l’obsession est en soit sans bruit dans la tête
pas de bruit, aucun bruit même, sauf qu’en parfois les mains sont sur les oreilles
parce qu’on ne comprend pas l’obsession : on met les mains sur les oreilles
comme pour arrêter de penser dedans, que le dehors arrête de rentrer dedans, etc.
alors ça fait du bruit comme un souffle qui, je suis sûr, serait facile à expliquer scientifiquement

l’obsession, dans la tête : l’image. On est derrière la fenêtre, côté intérieur,
c’est l’obsession, ce n’est pas nette une fenêtre, c’est flou, la main qui tient la caméra filme la poignée de la fenêtre
en faisant ça, on dit juste que la fenêtre est fermée ou que la poignée est inaccessible
l’image montre juste que ça ne marche pas, le médecin le dit mais sans langage verbal
c’est justement là (peut-être) le problème
que ça ne marche pas : là c’est fermé
et la caméra ne tourne pas la poignée

d’un coup ça se termine, c’est terminé
ça se termine sur cette image et sans mot, sur une poignée qui ne s’ouvre pas, que l’art
n’ouvre pas non plus, l’art n’étant pas une fenêtre ouverte sur le monde mais plutôt une
fenêtre fermée ou plutôt impossible à ouvrir (pathos 2), imaginons, une espèce de tentative
une sorte de désir incapable de traverser. Rien ne pourra jamais vraiment l’ouvrir
et vraisemblablement tout se terminera un peu ainsi, comme si toutes relations
d’humain à humain s’achevaient
comme ça. Les gens marchent mais ils sont de tous temps fatigués

mais sur le chemin bitume crevé par des plantes bâtardes qui en sortent

et il y a cette fenêtre parce qu’avant tout ils se cognent
entre eux ils se cognent : c’est fermé

Maxime Actis
Revue Pli, numéro 05, 2016

Pli n°5
Écrit
Maxime Actis