Parler de l’horizon est parler d’un illimité, autrement dit, parler d’une impossibilité de l’horizon à être saisi. Parler de sa perte est de même. L’horizon est une jointure mouvante qui ne cesse de se rappeler à moi, ne fut-ce par son absence qui donne lieu à une plainte lancinante. Supplique des temps présents, l’horizon qui jadis révélait les bords d’invisibles étendues sanglote désormais. Henri Michaux narre l’anecdote suivante dans Voyage au pays de la magie :
Quand on me parlait d’horizon retiré, de Mages qui savaient vous enlever l’horizon et rien que l’horizon, laissant visible tout le reste, je croyais qu’il s’agissait d’une sorte d’expression verbale, de plaisanterie uniquement de la langue.
Un jour en ma présence un Mage retira l’horizon autour de moi. Que ce fut magnétisme, suggestion ou tout autre cause, la soudaine soustraction de l’horizon (j’étais près de la mer dont un instant plus tôt je pouvais apprécier l’immense étendue et les sables de la plage) me causa une angoisse tellement grande que je n’aurais plus osé faire un pas.
Je lui accordai aussitôt que j’étais convaincu, et tout et tout. Une sensation intolérable m’avait envahi, qu’à présent même je n’ose évoquer.
La perte de l’horizon tétanise et amène une sensation intolérable de basculement fixe, de sol omniprésent dans un lointain immédiat, bref, le sentiment d’une sensation de présence muette, intenable, impossible et pourtant aussi solide que ma chair.
Nous avons commencé par éteindre les étoiles avec nos propres lumières. Puis, nous avons fait des mondes un amas de matière silencieuse, voué à mourir sous nos dents prédatrices, compressé en une infinité d’objets ridicules, grotesques et parfois merveilleux. Enfin, nous avons disserté éternellement sur ce phénomène, usé encore plus de poussière d’étoiles pour pleurer leurs cruelles dissections. Dans cette lamentation nommée modernité résonnent les mots de Faust :
« Je suis l’esprit qui toujours nie !
Et c’est avec justice ; car tout ce qui naît
Est digne de périr »
Quelque part entre Goethe et le présent que je hante, la soustraction de l’horizon eut lieu. La tragédie du développement arrive à son point final et voilà l’horizon emmuré dans l’illimité. Nous nous sommes rendus digne de périr, à présent le monde nous nie. Ce n’est que par justice qu’il ouragonne, tornade, désertifie et acidifie. J’erre sur la surface plane auquel un Mage a soustrait toute perspectives. Ce Mage, libre à moi de lui donner un nom. Je peux l’appeler capitalisme, mais aussi personne, reflet, occident, technique,
peut-importe le visage qu’on lui prête, le résultat est là, lourd de conséquences.
Je le sais au plus profond de moi : il n’y a rien que la ruine qui attend ceux qui attendent, il n’y déjà rien que la ruine pour la plus grande partie du globe et il n’y aura même plus de ruine si j’accepte le pacte de Faust, si je remets encore une fois le monde dans les mains des ténèbres.
Je ne dois plus avoir peur de ce vide en moi car c’est ce vide qu’on ne cesse de taire, combler et qui pourtant représente la meilleure description de ma situation. Je le laisse venir à moi et ne crois plus aucune promesse. Accroché à l’être, je ne souhaite qu’une chose réparer et conserver aujourd’hui ce qui demain sera nié.
J’en suis certain : réparer et conserver sera une immense destruction de tout ce qui, « magnétisme, suggestion ou tout autre cause », a soustrait l’horizon du présent.
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Tenir au monde est impossible tant il est en décomposition.
Ne pas y tenir est pure folie.
Dans cette époque troublée, pense la réparation plutôt que la révolution,
L’absence d’horizon plutôt que sa recherche.
Car le temps du principe de l’espérance est révolu.
Cherche toujours à élever ton regard,
Par-delà l’ange des certitudes.
Anthropocène : subsiste un immense gouffre qui ressemble au cœur gelé d’une étoile éteinte.
Dé-sastre.
Dans le refus revient ce qui répare, ce qui répare refuse.
Cependant, comment réparer ce qui s’abîme avec fatalité.
Comment combler l’abîme des mondes?
Comment sortir du désastre ?
Quelles étoiles pour quels chaos et quels refus ?
Pour qui et pourquoi te bas-tu ?
« ON PEUT VOIR LE NÉCESSAIRE, LE COMPRENDRE, LE VOULOIR, L’AIMER MÊME, TOUT EN SE SENTANT PÉNÉTRÉ D’UNE DOULEUR INFINIE. IL FAUT LE SAVOIR, LORSQU’ON VEUT SAISIR LE SENS DE NOTRE EPOQUE ET DE SON HUMANITÉ. QUELLES SONT, DANS CE JEU, LES OULEURS DE L’ENFANTEMENT ET QUELLES SONT CELLES DE L’AGONIE ? PEUT-ÊTRE SONT-ELLES IDENTIQUES ; AINSI, QUAND LE SOLEIL SE COUCHE, IL SE LÈVE EN MÊME TEMPS SUR D’AUTRES MONDES.
« LA TERRE VAINCUE NOUS DONNE DES ÉTOILES. » CETTE PAROLE CONNAIT, DANS L’ESPACE, L’ESPRIT ET LA SURNATURE, DES CONFIRMATIONS INOUÏES. L’EFFORT EXTRÊME IMPLIQUE UN BUT EXTRÊME, ENCORE INCONNU. »
Ernst Jünger
André Phage
Revue Pli, numéro 10, 2019