section 3 de Touching Voids in Sense
Untitled («bouloches») de Mike Kelley—13 photographies argentiques sur gélatines de bouloches récoltées dans le filtre d’une machine à laver—ressuscite le fongus.
J’aime particulièrement ce mot du curateur : « récoltés », comme si les bouloches étaient vivantes. J’ai vu récemment ces photos au Musée d’art moderne de San Francisco, où neuf des treize sont accrochées, j’en ai été abasourdi.
Ces images produisent un choc, comme si elles étaient obscènes. Ces boules de fibres et de poussières — est-ce qu’elles sont galactiques, est-ce qu’elles sont cellulaires? — flottent dans un éther visqueux, suspendues dans l’espace pulmonaire, et j’éprouve une soudaine excitation à leur vue, l’échauffement d’associations refoulées.
C’est comme cela que j’ai toujours imaginé les boules fongiques de James, même si je ne les aies absolument jamais imaginées, je veux dire, je n’ai jamais eu besoin de me représenter ces caillots moisis, ces grumeaux si mêlés à mes sens qu’ils les enveloppent presque n’ont jamais exigés pareilles représentations visuelles ou optiques et cette image qui m’obsède, la mienne (une fusion de toutes les bouloches de Kelley transfigurées par l’imagination, le désir et le toucher) surgit comme un coup de foudre, un sentiment d’immédiateté tellement condensé, tellement déplacé, avant que je ne renvoie l’image dans le temps, à ce moment où elle n’avait que pu se trouver tout du long, immuable présence de rêve et de mémoire.
Mais un décalage s’est logé dans la séquence, car ce n’est que depuis que j’ai vu les photos de Kelley (il y a presque une semaine après en réalité) que j’ai le sentiment que cette image, une relique du corps de James enterrée dans mon propre corps, reprend vie (enclume d’oreille, valve de coeur) (la résistance opaque que m’ont opposées les photos de Kelley, résistance à la référence qui semblait absolue lors de la première rencontre, a nécessité une période de gestation avant qu’elles ne m’envahissent complètement et ne se libère, tel un fossile prêt à révéler la carcasse qu’il fût un jour).
Sans avoir encore saisi les associations nées à leur vue — l’image n’avait pas encore pris forme, pas encore éclaté — j’ai photographié les photographies de Kelley, et les ai même mises en boucle sur le splash screen de mon téléphone; ainsi je les vois chaque jour, elles ont pénétré mes rêves, comme l’avait fait un jour le langage de rapports d’autopsie, et à tourner ainsi autour d’elles, mon toucher allait en perdre la raison. Au réveil, je tire d’un pli de duvet un amas sans fin de sperme, un tas de mucosité d’un recoin de ma bouche, un ramas de foutre d’un bord de tuyauterie, une touffe de cheveux d’un tuyau de baignoire, une moisissure visqueuse d’un pli de peluches, une touffe d’un repli, une tache d’un revers ou une goutte fertile d’un poumon. Comme un caillot extrait de l’aorte, une grosseur de sous la langue, un polype extirpé de l’intestin de l’amant, un bout de corne du talon, ou une tumeur vivante arraché au rêve, une enflure, une boursouflure, un bouton, une bosse, un bulbe.
Il reste quelque trace de honte à regarder cela, c’est une chose dont je me suis rappelé ce matin au lit en tombant sur cette phrase de Guibert : « La honte de se trouver du côté de la vie, et de se surprendre à avoir une érection en regardant les morts. » Voilà l’inquiétante étrangeté : qu’une chose tout à fait morte devienne tout à fait vivante, que d’absolument inimitable qu’elle était, elle reprenne une forme banale, qu’une chose réprimée, sous des traits parfaitements étrangers, excite le plus intimement familier ou encore, que se fondent ensemble sensuel et fossilisé, telle la trille finale de la dernière sonate de Beethoven, approchant la mort d’aussi près que la musique le peut.
La signification du toucher ne revient pas à toucher quoi que ce soit. C’est plutôt le toucher qui se touche lui-même, maintenant lié à la blessure, encroûté au trou, collé à l’espace fluide du corps où le toucher se dissout dans la corrosivité enzymaire. Étendues dans du formaldéhyde ces figures pendent, lanière suspendue, chaque image une prothèse de ma propre imagination tournée vers l’intérieur, tandis que j’entre dans une caresse fantasmatique, prenant contact avec ce que mon toucher ne parvenait pas à toucher quand il est mort, tandis que des peluches de vêtements deviennent preuve médico-légale, limite du sens, témoignage de crime et de soin. Ainsi ma mémoire est retardée, comme si la rime visuelle avait été enfouie quelque part dans un film ou dans un cache, un pli ou un accroc, tapie, guettant le surgissement de cette écriture. Bouloches de poussière ou amas fongiques. L’opération reste la même, glisse et transpose, transpose et glisse. J’ai fait une série de substitutions dans une chaîne d’échanges, toute distinction entre soin et violence s’effondrant : L’accès au poumon devient blessure de la guerre, exactement comme le cathéter allant au quadrant inférieur devient sonde naso-entérique pour forcer l’alimentation de celui
qui refuse de se nourrir.
Le deuil commence avec le travail de la poussière dont la proximité avec le néant résiste à mes efforts de faire de ce rien toute chose, puisque dès que la poussière des bouloches de Kelleys acquièrent une signification elles sont assujetties à mon système, allégorisées, réifiées, mortes. C’est ainsi que je m’accroche à des choses sans vie, les attrapant comme un filtre de machine à laver piège les peluches.
Ou bien, comme si chacune des Bouloches de Kelley étaient la preuve la plus évidente, images de mes empreintes digitales (car elle leur ressemblent aussi), preuve médico-légale que j’étais là-bas, et c’est ce à quoi je suis confronté : la gravure du toucher maintenant gelée dans l’ambre grise, une matière amniotique, et comme elle capture et piège ma culpabilité (faux-semblant), que seul le deuil dissipera; travail que bloque mon identification à l’image.
Car faire le deuil voudrait dire laisser la poussière à la poussière, et la peluche à la peluche : Aucun papiers inventés, pas d’extension prothétique de moi-même. Cela seul serait la marque cruciale de l’accomplissement. C’est seulement lorsque l’identité — cette réduction à mon système de signification — aura trahi la ruse de son immunité, que la promesse d’une communauté sera ouverte à ce deuil : parvenir à la lisière du toucher, à la pointe du soin, où «le souci de soi» se dissout en liaisons, refusant le soi comme limite et comme prohibition.
Regarder ces choses si mortes et sans âmes sans leur imputer aucune relation avec moi-même : cela serait un accomplissement égal au pardon, ou du moins, la reconnaissance de l’erreur comme terreau coupable auquel le pardon lui-même ouvre la voie. Mon avenir dépend de la décomposition de ces images; que ce qui était poussière retourne à la poussière et repose sur l’absence de signification. Pas de signification biomorphique. Pas d’incorporation somatique. Pas d’empreinte médico-légale. Le but : détruire l’effet d’inquiétante étrangeté de l’image, défaire les termes de cette répression et sa logique de substitution, cette chaîne de déplacements qui se meut par glissements et transpositions, la façon dont le sens passe de la poussière au deuil comme si ces peluches vivaient dans mes poumons, la façon dont ce silex vit dans mon chant, ou dont un mot fend la croyance dans le sillage d’une pierre, la façon dont tournoi la queue d’un centime, ou un serpent dans un bec, une perle dans une tresse, une fourchette dans mon coca, ou une tasse nageoir enfuir, comme la feuille brûle d’envie de fumer dans l’étal d’un os, ton miroir dit ce que j’ai mis sur sa face, un rêve d’apaisement ne communiquant aucune grâce, je me dirige vers ton amour dans l’absinthe de la pensée, pour poser ma clarinette percée.
Rob Halpern
Traduction par Marion Breton, Marty Hiatt
Cahier spécial poésie Anglophone
Revue Pli, numéro 08, 2017