BÉTON VIVANT
Le béton est matériau de la modernité. Il est fondateur. Il est au cœur du projet contemporain des villes du XXe siècle. Il est censé fixer le temps, repousser ses limites. Cependant, il ne résiste pas toujours, d’où son corolaire postmoderne, le plastique, lui, si fragile et malléable, qui se recycle avec le temps. Le béton fut bien le signe d’une époque en apparence indestructible dont le destin qu’on lui prête est de résister à tout et à tous ; c’est une matière chargée de progrès et de promesses d’éternité. L’Histoire en jugea autrement. Le béton dure au-delà de ce que l’on pense, mais géant au pied d’argile, il se dissout, se détruit, revient à son état de poussière, à sa fragilité.
Saboter, c’est toujours entraver en son sein la machine de l’exploitation. Le sabotage est une affaire de révolte, bien avant d’être une affaire de résistance. Le sabot que l’ouvrier jetait dans la machine, dans l’outil de travail, est de cette réalité ; la pomme de terre qui aggravait la blessure du poilu en 1917 est également de cette nature : du dedans, piégé, la seule solution demeure d’entraver voire de détruire ce qui nous fait vivre. Ce n’est pas une affaire de courage, c’est une histoire de la misère humaine. Quand l’opulence est venue, quand on a su lutter contre la maladie, et en profondeur quand on a établi l’idée que l’homme pouvait survivre au-delà de ce que l’on entendait jusque-là, les guerres entre les nations sont apparues pour utiliser le corps social dans ses batailles en boucherie. Le sabotage est devenu alors autre chose. Ce n’était plus de révolte qu’il s’agissait, ni pleinement d’actes de résistance. Saboter le Mur de l’Atlantique ne fut jamais un projet de la Résistance française, pourtant, les histoires d’entrave à sa construction viennent jusqu’à nous aujourd’hui. L’adjonction de sucre ou de sel dans les bétons des blockhaus aurait été faite individuellement, comme autant d’actes d’engagements isolés et mystérieux. Ces faits apocryphes renvoient cette image positive d’une résistance infiltrant toute la société française. Au-delà, c’est surtout, ici et maintenant, une métaphore impossible de la dégradation de l’invulnérable.
Faire revivre des histoires dans des coulures de béton, c’est une bien drôle d’idée. En projetant les fantasmes de l’après-Seconde Guerre mondiale, dans la nudité contemporaine d’un béton qui s’effrite, on retrouve la puissance d’une œuvre en grand format qui s’autodétruit. L’autodestruction est radicale, surtout quand le sujet se prend pour objet de sa propre violence ; l’escalier comme objet de la durabilité est aussi en forme d’hélice d’ADN, un symbole de la vie à l’état pur, une figure hypnotique du vortex devenant tout à la fois l’emblème et l’instrument de ce vertige propice à l’autodestruction. Les conduites autodestructrices ont cette vertu d’épargner autrui ; c’est contre une partie de soi que le sujet tourne sa rage inconsciente. Toute autodestruction est une ironie de l’histoire qui relativise tout, la justice, la morale, la vérité, mais aussi le sublime et le meilleur, rien n’est réellement important quand on sait que l’on va mourir. L’autodestruction de l’œuvre est aussi un projet benjamien. Refuser la reproductibilité, répétée, jouée, exposée, impose d’étouffer le jeu social de l’art, de faire apparaître l’objet de la destruction, l’autodestruction qui se joue dans l’œuvre. Pour que l’œuvre apparaisse comme pure apparition, « son mode d’exécution » doit être tue au point que l’on ne pense même plus qu’elles puissent exister.
Depuis, à l’âge de la modernité avancée, le béton est devenu objet de recherche chimiobiologique. C’est désormais un matériau de construction d’un nouveau genre, capable de colmater tout seul, et en un rien de temps les microfissures grâce à une armée de bactéries injectées à l’intérieur. La projection de la vie dans l’inerte ravive notre projet secret révélé sombrement par Mary Shelley. À L’âge où la production annuelle de béton est de plus d’un mètre cube par humain, la quête scientifique et technique est clairement de produire un béton vivant qui se soigne. La symétrie des recherches sur le corps humain est alors frappante, la symétrie avec l’œuvre est alors troublante.
L’autodestruction de l’œuvre est chargée du passé, elle signifie simultanément la révolte, la résistance, la résignation, la fuite, la mort ; au présent, l’architecture du vivant.
Texte de Dominique Sistach
pour Nicolas Daubanes

Nicolas Daubanes
Revue Pli, numéro 03, 2014