Sans principe et sans mémoire

4. Plus rien de superflu

Le suicide ne peut en aucun cas être une solution. Pour personne et certainement pas pour ceux qui restent. Par ce geste, tu as éradiqué les contradictions intrinsèques de ta souffrance. Et c’est sans appel. Et là, il n’y a plus rien de superflu, quand le geste conduit à l’épure, au silence, à l’oubli, un peu comme une œuvre impossible à réaliser. Enfermé dans une poésie douloureuse, taraudé par le martyr de saint Sébastien, inapte à la vie ici-bas, avec la manie de la mélancolie dans le flot de ta peine. Tu n’as laissé à personne le dernier mot. Tu as rejoint la philosophie de l’indifférence. Ce sont toujours les autres qui partent comme on dit.

5. N’être d’eux

Certains esprits hâbleurs ont cru mettre la philosophie dans tous ses états alors qu’ils ne développaient que la philosophie de l’État. Leur critique peut aisément être assimilée au comble du mauvais goût et à la rage du dénigrement. Chaque fois que l’on nous dévoile un scandale d’État c’est pour mieux nous faire oublier le véritable scandale qu’est l’existence de l’État, le plus froid des monstres froids. Ils érigent leur incapacité en mode de vie et leur confusion en méthode. Moins ils ressentent, plus ils commentent et moins ils comprennent. Ils s’attachent à ce qui caractérise le plus leur humiliation. La valeur de leurs symboles de réussite reflète le degré de leur suffisance. Jamais la lumière ne fut tant aveuglante. La proclamation de l’impuissance masque précisément l’impuissance de ceux qui sont contraints d’avoir recours à ce procédé ultime pour confirmer leur règne. Avoir réussi à convaincre les consciences que partout règne l’état de droit même si personne n’y croit alors que partout est institué l’état de fait et que beaucoup l’ignorent.

11. L’artiste total

Moi, Mevlüt Mert Altintaş, né le 24 juin 1994 à Söke, province d’Aydin, dans l’Ouest de la Turquie, diplômé de l’académie de police d’Izmir, j’ai tué dans un musée, le lundi 19 décembre 2016 en fin d’après-midi, à Ankara, de neuf balles dans le dos, l’ambassadeur de Russie, Andreï Karlov, presque trois fois plus âgé que moi, alors qu’il prononçait une allocution lors de l’inauguration d’une exposition de photographes russes, avant de me faire descendre à mon tour. J’avais servi dans les forces anti-émeutes durant deux ans et demi. J’avais été à huit reprises depuis le putsch manqué en juillet 2016, membre du dispositif entourant le président de la République turque. Équipe qui assurait sa sécurité tout de suite après celle des gardes du corps. C’est dire si je connaissais le métier. Je m’étais d’ailleurs posté juste derrière l’ambassadeur comme un ami ou un garde du corps. Pas bête, non ? J’étais un professionnel. J’ai affronté la mort droit dans les yeux. Le photographe Burhan özbilici – que Dieu le protège et grâce lui soit rendue – a été témoin de l’assassinat et a immortalisé mon geste. Regardez. C’est la vérité. Ce jour-là, les tirs ont résonné fort dans la galerie d’art immaculée. Alors, acteur dans un film de Tarantino, performer au Guggenheim Museum ou vulgaire assassin ? Je ne doute aucunement que les universitaires et autres spécialistes en tout noirciront des pages et ergoteront, comme à l’accoutumée, lors de colloques soporifiques, pour rien. Je le sais. Je suis un artiste, un acteur, un performer et un assassin. Tout à la fois. Ou, si vous préférez, je ne peux pas être l’un sans l’autre. Ce n’est plus possible. C’est l’époque qui veut ça. Je suis tellement tout que je triomphe. Un triomphe sans appel. La preuve est sous vos yeux. D’ailleurs, j’existerai toujours. Je suis le nouvel artiste total.

15. Estropiés de l’élocution

La nuit engloutit toute la misère de la ville pleine de silhouettes fantomatiques. Des estropiés de l’élocution, apathiques, à l’attention dégradée, s’exposent, avachis aux yeux de tous, qui d’ailleurs ne voient plus rien. L’exode et son lot de malheurs charrient chaque jour des adolescents sans joie, agressés par le temps, lugubres et chancelants. Leurs voix parfois fluettes et leurs traits fins ne trompent pas. Les yeux couverts d’un voile d’absence, ils inspirent à pleins poumons de la peinture industrielle et sniffent de la colle, en veux-tu en voilà. Traîtresse sensation de bien-être, à satiété. Ils finissent par dormir par à-coups dans les tambours des machines à laver des laveries automatiques. Et toujours le rêve de partir alors qu’ils sont déjà arrivés. Le regard hypnotique du spectacle existentiel. Tiens, j’ai dit rien.

17. Maintenant c’est quand ?

Scénariser l’improbable est désormais un art bien partagé pour construire un récit où la vérité ne préexiste jamais, elle doit être produite par une écriture du réel.
Qu’est-ce que la mémoire sinon une mine de faits destinés à tomber dans l’oubli ? C’est ce qui rend l’histoire nécessaire. Maintenant c’est quand ? Le discours sur le progrès a fait place au discours du progrès tout comme le discours sur la science est devenu le discours de la science. Le discours du discours, terminus ad quem, fin vers quoi.

18. Les veuves noires

Trois araignées veuves noires ont été découvertes en début de semaine dans une poubelle du centre-ville de Saint-Quentin dans l’Aisne en France. Rassurez-vous elles étaient dans un bocal. Un riverain a donné l’alerte après avoir vu un individu le jeter dans une poubelle. Cette araignée de petite taille, un centimètre et demi au maximum, a une morsure redoutable qui peut être mortelle pour l’homme. La veuve noire femelle a la réputation de dévorer le mâle après l’accouplement. On la trouve surtout dans les régions tropicales, mais également en Italie, au Portugal et en Corse, pour l’espèce européenne.
La veuve noire est une araignée au poison neurotoxique, elle est aussi appréciée comme animal de compagnie.

21. La passivité accentue la réceptivité

Perdu dans les stations des profondeurs, j’abandonne toute résistance et laisse venir ce qu’il y a de plus enfoui en moi. J’apprends l’arrêt, et c’est une discipline. Quand je rejoins cet état d’abandon, mon esprit se libère et va à sa guise, et c’est dans ces moments-là que germent en moi des idées. Je rejoins l’état d’apesanteur. Car cette forme de passivité accentue la réceptivité. Il me faut suspendre le temps, développer cette propension à ne rien faire, fondée sur la répugnance au travail, à l’effort physique ou intellectuel. Bref l’inaction, l’oisiveté. Ô ! Le luxe imprévu de la fainéantise, notait déjà, jouissivement, Clément Pansaers dans L’Apologie de la paresse. Suspendre le temps, loin du bruit, de la fureur et des images, je commence par sentir dans ma chair le bienfait provoqué par l’éloignement de toute contrainte extérieure. Parce que j’élimine tout ce qui m’est imposé et tente de rejoindre un état originel défait d’idées reçues et leur cortège de récriminations pleines de culpabilité. De toutes les passions coupables, la paresse est celle qui développe le plus la honte. Je goûte ce plaisir intense et subtil qui m’emporte contre le diktat, érigé en modèle, de l’homme occupé qui court, s’agite, produit, bien souvent vainement.
Comme il nous faut travailler pour obtenir la moindre chose, la vraie vie, la vie propre de l’esprit humain nous reste interdite, nous enseigne le philosophe italien Giuseppe Rensi.
Arbeit macht frei : Le travail rend libre.
Déjà un général nazi ordonna l’apposition de cette phrase à l’entrée des camps de concentration. Et, auparavant, la société allemande IG Farben l’avait placée au-dessus du fronton de ses usines. Ou l’art de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
Le travail salarié est la pire des misères imposées aux hommes, on tente de nous faire croire que nous sommes libres alors que nous sommes tout bonnement serviles. Chair à produire, utile au bienfait de quelques-uns.
Exploiteurs, suceurs de sang, massacreurs de vie, halte-là ! Je me retire et fais un pas de côté. Cette chose honteuse que l’on tente de m’interdire est précisément ce qui m’est nécessaire et m’aide à me construire, à me réaliser pour mieux résister à l’envahissement de l’inutile et à lutter contre l’idéologie productiviste qui annihile ma perception poétique du monde. Rêveur suprême je m’enfonce sans retenue, chaque jour un peu plus, dans la recherche du vide.
Et c’est des tréfonds de ce néant que je rebondis précisément. J’entreprends, à contre-pied de toute notion utilitariste, l’exercice de la paresse, et de là me vient la force de vivre.
Le dernier jour de la vie princière
Juste un détour par le train des rêves
dans l’éclair de l’instant du dérèglement.

10. Il était temps de tout mettre au feu

Joe Corre, fils de Malcolm McLaren, manager des Sex Pistols, et de Vivienne Westwood, a brûlé samedi 26 novembre 2016 à Londres des souvenirs des Sex Pistols de l’époque punk d’une valeur estimée entre 5 et 10 millions de livres sterling. L’héritier entendait critiquer et dénoncer la nostalgie et l’hypocrisie au cœur de cette prise d’otage que représente l’anniversaire des 40 ans de Anarchy in the UK, l’un des titres mythiques des Sex Pistols, sorti le 26 novembre 1976. Le punk n’a jamais, au grand jamais, signifié la nostalgie – et personne ne peut apprendre comment devenir punk dans une école d’art de Londres. Il est désormais devenu un nouvel instrument de marketing pour vous vendre des produits dont vous n’avez nul besoin. L’illusion d’un autre choix. La conformité sous d’autres atours, a-t-il déclaré dans un porte-voix, après avoir déclenché l’incendie.
Ultimes vestiges de la glorieuse époque où Johnny Rotten semait l’anarchie, les reliques, costumes, CD, instruments, enregistrements rares des Sex Pistols, vêtements griffés Vivienne Westwood, ont pris feu à bord d’une embarcation sur la Tamise. Tout est parti en fumée. Le trésor s’est consumé au milieu de feux d’artifice et d’effigies de personnalités politiques. Les pompiers durent tout de
même intervenir pour stopper les flammes. Les autorités ramassèrent ainsi les cendres de l’histoire du punk.
Cet autodafé advient au moment même où Londres et toute l’Angleterre s’apprêtent à fêter cet anniversaire à coups d’événements organisés sous la bannière Punk-London. Au moment même où l’establishment, contre lequel luttait le mouvement punk, s’approprie ses souvenirs. L’establishment a estimé qu’il était temps de célébrer le mouvement. Il tente de le privatiser, de le mettre en boîte, de le châtrer. Il était temps de tout mettre au feu.
Joe Corre qui, en mars 2016, avait déjà fait part de ses intentions, a donc saisi cette occasion pour mettre sa menace à exécution. Une manière pour l’intransigeant pyromane de faire définitivement le deuil de cette période. Je me demandais depuis longtemps que faire de tout ça et je crois que c’est l’occasion de dire que le punk est mort. Il faut arrêter de faire croire à la jeune génération qu’elle a voix au chapitre sur des choses qu’elle ne peut pas connaître, ajoute-t-il. Ce n’est pas vrai. Tout ça est mort et il est temps de penser à autre chose.
Une décision plutôt mal comprise par l’ex-leader des Sex Pistols, Johnny Rotten. Le chanteur a déclaré aux médias britanniques que le fils de son ancien manager aurait mieux fait de vendre ces souvenirs et de léguer les sommes récoltées à des œuvres de charité. Une réaction que Joe Corre n’a visiblement pas trouvé très punk. Qui les aurait achetés, selon vous ? Ils auraient probablement terminé accrochés aux murs d’une banque. Voilà qui achète ce genre de choses, et ça ne me satisfait pas vraiment.
Vivienne Westwood a assisté à l’autodafé, et Joe Corre se dit certain que son père aurait approuvé son geste. Il aurait tout de même conservé quelques pièces iconiques, dont plusieurs costumes de scène réalisés par Vivienne Westwood, et qu’il aurait cousus avec elle.

Gérard Berréby
Revue Pli, numéro 10, 2019

Pli n°10
Écrit
Gérard Berréby