Témoignage 3

(groupe françois d’assise première période dans le cadre d’une enquête au sujet du COMMANDO BRIGITTE).

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au début ici ce n’est pas un lieu-de-vie collectif et collectiviste mais une exploitation agricole lambda

lambda c’est-à-dire que mon père, en voulant moderniser la ferme très familiale de son propre père s’est endetté, a augmenté sa productivité jusqu’à crever de fatigue

quand c’est aussi soudain on laisse souvent la merde à celles et ceux qui suivent et celui qui suivait en l’occurrence c’était moi

mon père avait donc transformé la ferme en exploitation, était passé de fils de paysan à agriculteur

j’étais fils d’agriculteur et ce que nous faisions nous c’était de la bête, des veaux et des vaches à viande

on faisait naître les veaux, on les faisait grandir, on les engraissait puis on les vendait

les vaches pareil

du temps de mon grand père j’ai des souvenirs de toutes les vaches de notre cheptel, il y en avait assez peu, je les reconnaissais, je les appelais et j’avais l’impression d’être en lien avec des semblables

lorsque le nombre de bêtes a augmenté autant dire que ce n’était plus possible et que la question de l’amour donnée aux bêtes – destinées à mourir dans mes bras ou à l’abattoir, devenait complètement secondaire

je ne les reconnaissais plus

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mon père est mort et je me suis retrouvé seul avec ma mère pour gérer l’exploitation et les bêtes

je n’avais pas le temps de me poser la question de ce qui était désirable ou non, je faisais, c’est tout

au bout de plusieurs mois, je me suis rendu compte qu’il se passait vraiment des choses bizarres sur la propriété

il y avait eu pas mal de décès de jeunes veaux cette année-là
mais j’avais mis cela sur le compte de mon manque d’expérience et de mon manque de méthode pour aider les bêtes à mettre bas

ce qui est dingue, c’est que nous avions réussi à rendre ces bêtes complètement dépendantes de la main humaine

c’était terrible à voir mais je continuais

nous avions aussi quelques brebis dont nous vendions les agneaux et trois semaines de suite j’avais trouvé à la limite d’un pré qui nous appartenait, trois d’entre elles la tête plongé dans la rivière, le corps hors de l’eau, comme si elles s’étaient noyées ou suicidées seules

j’observais ça avec angoisse mais les jours passaient et il fallait abattre le boulot

ce qui a été vraiment alarmant c’est lorsque du sang a commencé à sortir du pis d’une des vaches sur le point de nourrir son veau

à ce moment-là je me suis dit que tout fonctionnait à l’envers et j’ai arrêté, j’ai pleuré, je ne savais pas ce qui allait se passer ensuite

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après plusieurs jours, ma mère, avec qui je discutais peu, m’a donné un bout de papier avec le nom d’une personne et le village où elle habitait

c’était à une quinzaine de kilomètres elle m’a dit que des choses étranges dans ce genre étaient déjà

arrivées à la ferme, du temps de la modernisation de l’exploitationpar mon père

il avait toujours refusé d’aller voir

la dame dont le nom était inscrit sur le papier, pour lui c’était une simple folle

les histoires à propos de mon père commençaient à me fatiguer et à me dégoutter alors dès l’aube du lendemain, j’ai pris ma caisse et je suis allé voir

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en m’informant dans le village noté sur le bout de papier que m’avait confié ma mère, j’ai trouvé assez vite

j’ai garé la voiture au pied d’un chemin qui plongeait dans la forêt, la boîte aux lettres était défoncée, j’ai pris le courrier qui débordait et j’ai marché une dizaine de minutes

la maison était minuscule et de la fumée s’échappait de la cheminée j’ai vu une dame de dos, elle avait les cheveux assez longs, je l’ai interpellé et elle m’a dit qu’elle était heureuse de voir quelqu’un aujourd’hui

j’avais froid

nous sommes rentré·e·s à l’intérieur et nous nous sommes
installé·e·s autour d’une table en bois

elle a assez peu parlé, elle m’observait

elle m’a demandé pourquoi je venais et je lui ai expliqué les
différents événements liés à l’exploitation héritée de mon père

elle a hoché la tête

elle est allée chercher une grande feuille et m’a demandé d’écrire lisiblement les noms et prénoms

de ma grand-mère paternelle

de mon grand-père paternel

de ma mère

de mon père

et le mien

je me suis exécuté et je lui ai tendu la feuille

elle m’a regardé puis elle a commencé à passer ses doigts sur les noms et prénoms de chacune des personnes

elle posait ses doigts sur chaque personne désignée et elle
s’arrêtait

elle a dit

je ne vois rien concernant ta grand-mère

elle a dit

je ne vois rien concernant ton grand-père

elle a dit

je ne vois rien concernant ta mère

elle est arrivée sur le nom de mon père et elle s’est arrêtée longtemps

elle a murmuré des choses, elle a récité plusieurs fois des phrases dans une langue que je ne connaissais pas, elle bougeait ses doigts sur la feuille, tout cela était entrecoupé de silence

elle n’a rien dit puis elle est arrivée sur mon nom et a répété, mais moins intensément, ce qu’elle avait fait sur le nom et prénom de mon père

je la regardais et j’attendais qu’elle dise quelque chose

elle m’a regardé

elle m’a dit que mon père avait été ensorcelé et que c’était ce sort qui l’avait tué

elle m’a dit que j’avais hérité du sort de mon père

elle m’a dit

dans l’étable à bestiaux vous accrochez avec une corde les veaux par le cou, au fond des cordes restent, cela fait longtemps qu’elles sont là, ton père les a oublié, va les chercher: elles sont toutes attachées entre elles, sors ces cordes de l’étable, sépare-les et brûle-les près du ruisseau, ne t’inquiète pas, cela prendra plusieurs jours à brûler mais cela dissipera ce passé qui continue de vivre près de toi

j’étais effrayé, je voyais ces cordes dans l’étable, je ferais ce qu’elle demandait

puis elle m’a regardé de nouveau et elle m’a dit

cela va se reproduire

j’ai demandé pourquoi, je ne comprenais pas, si quelqu’un avait jeté un sort à mon père par l’intermédiaire de ces cordes, pourquoi le rituel ne suffirait-il pas?

elle a dit que ce sort reviendrait toujours si je ne faisais rien

j’étais paniqué alors je lui ai demandé qui avait ensorcelé mon père, qui m’avait moi aussi ensorcelé

paniqué je lui ai posé plusieurs fois la question et

très calmement elle m’a regardé, elle n’a pas souri mais il y avait quelque chose en elle, quelque chose de puissant, terrible et réconfortant comme le feu dans sa cheminée, elle m’a encore regardé et elle m’a dit que l’ensorceleur était très puissant, que l’ensorceleur en question c’était

le néo-capitalisme

elle a ajouté
que ses morts revenaient toujours

Maxime Actis
Revue Pli, numéro 10, 2019

Pli n°10
Écrit