Terreur, saison 1

Épisode 1
Des individus se levèrent de leur canapé
2015

Des individus se levèrent de leur canapé Ora-ïto série spéciale Conforama à 534 euros, de leur clic-clac Hagalund de chez Ikea à 399 euros, de leur canapé Swan d’Arne Jacobsen à 9934 euros et lâchèrent au sol ce qu’ils tenaient en main. Ils sortirent rapidement de chez eux pour crever les pneus de leurs voitures, des voitures de leurs voisins, d’autres voitures un peu au hasard, et partirent en chantant sans vraiment savoir où se rendre, sans objectif. Ils n’étaient que quelques centaines en Europe ce jour-là, de Braunau à Dovia di Predappio et de Francfort à Castres, ils n’étaient pas remarquables, certains passèrent néanmoins dans les rubriques « Faits divers » des médias, sans plus d’explications, le pétage de plombs n’étant pas en soi un sujet sur lequel beaucoup de forces intellectuelles avaient jamais été mobilisées. Des individus descendirent de leur Citroën C1, de leur Volkswagen Golf, de leur Porsche 911 Carrera 4 et se mirent à tabasser des gens avec leurs tout petits poings fragiles et jamais habitués à tuméfier, pilonner la chair d’un inconnu. Ils furent maîtrisés, incarcérés, sans plus d’explications, sans forces intellectuelles mobilisées. Quelques jours plus tard, des individus par centaines manquèrent leur train du soir, ne rentrèrent pas chez eux, furent recherchés, certains retrouvés, incarcérés sans plus d’explications, tuméfiés par la vie, par ce qu’ils ont vécu. Dans les jours qui suivirent de jeunes individus achetèrent en masse de fausses identités sur le net, vautrés dans des canapés en chantant et sans objectif. Des individus empathiques jusqu’au bout de la nuit devinrent ces jours-là subitement infâmes, insultants et totalement arrivistes, ils rigolaient à tuetête, sans plus d’explications, certains passèrent dans les rubriques « Faits divers » des médias sans forces intellectuelles. Des individus célibataires totalement isolés en rase campagne se levèrent au milieu de la nuit pour se rassembler sur des places de petits villages voisins et entamèrent des discussions, avec objectifs et visées, ils ne rentrèrent pas chez eux, le phénomène intéressait les médias, il fallait se mobiliser, se lever du canapé, du net, prendre sa voiture et filer, pour couvrir un sujet sur lequel le pétage de plombs n’était pas en soi une explication satisfaisante. Des individus, dans toute l’Europe de La Haye à Vilnius et de Sarajevo à Saint-Malo, se mirent en pause, quelques minutes, quelques heures, souvent sur des canapés, sans vraiment savoir s’ils devaient s’inquiéter ou pas de cet état, de cette petite agonie éphémère, leurs entourages paniquèrent, en pleine nuit, sans vraiment savoir s’ils feraient la Une des « Faits divers ». Des individus jusqu’à ce jour pas remarquables, pas arrivistes, se levèrent de leurs canapés, lâchant boissons, chips et chaînes d’information continue pour partir en chantant en rase campagne où ils croisèrent des journalistes mobilisés, leurs Citroën C1, leurs Volkswagen Golf et leurs Porsche 911 Carrera 4 recouvertes de boue. Des individus et quelques décideurs entamèrent des conversations au milieu de petits villages isolés, tuméfiés par la vie moderne, sans plus d’explications et jusqu’au bout de la nuit, ils rentrèrent ensuite chez eux, sans crever de pneus, sans chanter à tue-tête. Ils étaient vraiment bien, là. Des individus, quelques jours plus tard, tentèrent de mobiliser les médias sur des faits divers, à peine remarquables, il était question de fausses identités, de pneus crevés, de disparitions temporaires et inexplicables de personnes s’étant subitement levées de leur canapé Ora-ïto série spéciale Conforama à 534 euros, de leur clic-clac Hagalund de chez Ikea à 399 euros, de leur canapé Swan d’Arne Jacobsen à 9934 euros. Des individus commencèrent à remarquer que certains faits divers ne pouvaient être en soi de simples pétages de plombs et tentèrent de mobiliser d’autres individus, vautrés dans leurs canapés, en les alertant sur des phénomènes, des attitudes et des vies modernes tuméfiées, mais sans succès. La vie moderne tuméfiée des individus n’étant pas en soi un sujet sur lequel beaucoup de forces intellectuelles avaient jamais été mobilisées. Dans toute l’Europe des individus se levèrent de leur canapé, de leur Porsche 911 Carrera 4, de leur maison en rase campagne et commencèrent à ne plus avoir envie de leur petite agonie éphémère et tuméfiée, ils repoussèrent également toute envie de s’inquiéter, de stresser, de prendre des antidépresseurs et de se projeter dans des occupations ne nécessitant aucune force intellectuelle. Vraiment très peu de temps après, et ce, partout en Europe, des décideurs lâchèrent leur iPad Air, leur stylo plume Le Grand de Montblanc, leur discours managérial de motivation en cours et se rendirent dans le parc le plus proche pour profiter de l’air frais, de quelques rayons de soleil et entamer une pause non programmée.

La tête tuméfiée par des décisions auxquelles ils ne croyaient plus, la tête bourrée d’antidépresseurs, ces décideurs restèrent plusieurs jours dans leurs parcs ce qui généra faits divers, inquiétudes des familles et attira de nombreux journalistes. Des individus, déjà dans des parcs, aperçurent des décideurs en plein pétage de plombs, comme tuméfiés par la vie, et tentèrent d’entamer avec eux des discussions, avec objectifs et visées. Des individus, habitués des parcs, commencèrent à alerter les médias sur ces
individus en plein pétage de plombs, seuls ou en groupes, certains rigolaient même à tue-tête vautrés sur des bancs publics. Ils ne voulaient pas rentrer chez eux, ils voulaient profiter de l’air frais, de quelques rayons de soleil et entamer une pause non programmée, le phénomène intéressait les médias, il fallait se mobiliser. Sur les chaînes d’information continue se multiplièrent les reportages sur des faits divers où l’on apprenait que de plus en plus d’individus généraient de nombreux faits divers. Des journalistes se levèrent de leurs bureaux Tanna de chez Habitat à 650 euros, de leurs bureaux Titan de chez Conforama à 79,20 euros, de leurs bureaux USM Haller de chez Über-Modern à 2 500 euros et lâchèrent au sol mugs personnalisés, cigarettes électroniques et tablettes numériques. Ils sortirent rapidement de leur société pour se rendre au parking et crever les pneus de leurs voitures pour ne plus partir en reportage couvrir des faits divers sans explications, des pétages de plombs pas si remarquables, des sujets sur lesquels beaucoup de forces intellectuelles n’avaient pas à être mobilisées. Commença alors une plus longue période sans faits divers concernant des individus ou des décideurs qui auraient pété les plombs, rigolé à tuetête, entamé des pauses non programmées, seuls ou en groupes, et ce dans toute l’Europe de Bratislava à Namur et de Hénin-Beaumont à Marbella.

Épisode 10
Les massacres
2018

Les massacres se déroulèrent dès l’aube, le dimanche 2 septembre dans toute l’Europe, de Brno à Aspen et de Saint-Amand-Montrond à Zoutelande. Il semblerait que les massacres avaient été soigneusement préparés. On tuait sur les rocades, on tuait dans les supermarchés, on tuait dans les rues piétonnes. Les massacres eurent, dans certains recoins des villes où ils se déroulèrent, cette particularité qu’ils furent effectués en un temps record. Ces massacres terrorisèrent les paisibles zones suburbiennes et le coeur des villes de l’Europe entière. On tuait chez des franchisés, on tuait dans des succursales, on tuait dans des sphères privées. D’aucuns diront de cette journée qu’elle fut traumatisante, tellement rapide et inédite. On tuait instantanément, on tuait n’importe qui, on tuait c’était vital. Il n’y avait pas à proprement parler de combats, seulement des massacres, effectués en un temps record, soigneusement préparés, dans l’Europe entière. On tuait à Sochaux, on tuait à Bayreuth, on tuait à Gdansk. Comme en tout endroit et en toute époque, on promena des têtes sur des piques, on traîna dans les rues des corps mutilés, on fit des tas des cadavres, triés par couleurs et par genres de vêtements portés : fluo, cuir, guenilles, luxe, etc. On tuait au couteau, on tuait avec des barres de fer, on tuait avec des boîtes de conserves. Il n’y avait ni Citroën C1, ni Volkswagen Golf, ni Porsche 911 Carrera 4 retournées, en feu, ni barricade, ni le moindre signe de rébellion, de contestation, de ras-le-bol, simplement des massacres. On tuait sans savoir, on tuait pour un rien, on tuait à tire-larigot, on tuait sans revendication, on tuait, la plupart du temps, sans insulte ni cri. Certains témoignèrent après coup avoir vu des enfants tuer aussi, sans hésitation, avec le même déterminisme froid, ils tuaient avec des consoles de jeux vidéos portables, ils tuaient avec des stylos fluos, ils tuaient avec leurs stylets numériques tout neufs. Le cinquième âge n’était pas en reste, ils tuaient aussi, mais moins vite, ils tuaient avec des poignées de puissants médicaments, ils tuaient à coups de cannes et de dentiers au bout des mains, ils tuaient avec leurs fauteuils roulants électriques. Ces massacres n’étaient pas orchestrés par des hordes, ni par des meutes, mais par des individus étrangement synchronisés dans l’horreur, l’Europe mit de longues heures à saisir le phénomène. On tuait lors de kermesses, on tuait lors de fest-noz, on tuait lors de salons agricoles, on tuait dans des PME, on tuait dans des agences de notation, on tuait dans des concessions automobiles.

Les massacres ne pouvaient pourtant se maintenir longtemps à ce diapason. La population s’inquiétait. Les massacres prirent fin un peu avant le journal de 20 h. Une certaine confusion régnait, avec abondance de détails. Après les massacres, estimant qu’ils avaient bien le droit de se distraire encore plus, certains tueurs envahirent des agences de mode et des agences de casting, où se déroulèrent des scènes dont on se gardera de parler. Des individus, partout dans le monde, se mirent alors en pause, quelques minutes, quelques heures, souvent sur des canapés, sans vraiment savoir s’ils devaient s’inquiéter ou pas de ces massacres, et paniquèrent, en pleine nuit, sans vraiment savoir s’ils feraient eux-aussi, bientôt, la Une des faits divers, sans plus d’explications. Des individus prirent les devants en anticipant une prochaine volée de massacres, ils se levèrent de leurs canapés, de leurs bureaux, de leurs Porsche 911 Carrera 4 noires et s’inquiétèrent pour leurs familles, pour leurs amis, pour leurs voisins. Ils collectèrent armes, nourriture et informations précieuses, prêts à envisager le pire. Deviendraient-ils massacreurs ou massacrés ? Ils paniquèrent à cette idée. Lorsque les massacres cessèrent des milliers d’individus massacreurs s’effondrèrent au sol, en larmes, épuisés, beaucoup d’entre eux se suicidèrent dans les mois suivants ou furent emportés par des maladies foudroyantes. L’Europe mit un temps fou à digérer cette vague de violence inexplicable, inégalée et traumatisante pour une économie toujours en quête absolue de croissance. Dans toute l’Europe, de Entroncamento à Lappeenrenta et de Kilrush à Zadar, ces individus massacreurs étaient sur leurs canapés, en larmes, sous le joug de visions d’horreur, soumis à des traumatismes visuels sans précédent, ils attendaient de se faire arrêter, enfermer, lyncher, ils attendaient que l’on vienne les sortir de leurs cauchemars. Ils étaient vraiment pas bien, là.

Éric Arlix
Revue Pli, numéro 08, 2017

Pli n°8
Écrit
Éric Arlix