Textes choisis

où la mort est un maladroit que l’on sème

la vie l’inquiète davantage.
ce qui s’y produit. ce qui ne s’y produit pas.

au point qu’il prie parfois le retour d’un cauchemar.
il s’y produit tant.

où les rires font trembler,
d’une terreur, mais ridicule.

où l’on sait à force
que la mort est un maladroit que l’on sème.

écologies

je lui dis qu’en tant que poète
il ne faut pas hésiter à froisser du papier.

il me répond qu’il ne faut pas le jeter,
qu’il servira à démarrer le feu.

motifs

les signes que je grave devant moi
n’en sont pas,
ne font pas des mots,
sont juste les motifs
qu’impriment sur la page
mes nerfs pliés.

tabula rasa

croyez-le, mes enfants,
votre héritage est une table rase.
tout ce rien que je vous lègue,
c’est tout le désert où je me suis investi.
un lieu propre,
assaini du mieux que j’ai pu.
pas une bâtisse paraphée de la main du bonheur,
mais un simple hectare de terre meuble
qui blessera le moins vos pas tendres.
y demeurent quelques déblais, quelques décombres,
et le soc a remonté les éclats,
pour le bien de notre histoire, oui,
ce petit jeu où chercher
quand nous entendons crisser les racines
en nous au loin.
et sur le seuil de votre espace hérité,
écrit au poing dans la terre,
à la griffe
dans le noir fertile,
mes derniers mots plus noirs
et grouillant de cette pleine santé que sont les vers.
deux mots qui commencent.

le champion

à chaque marque faite sur le temps
il sert le poing, dur à moudre le vide.

les dieux puérils


les hommes, cinq ans, font des châteaux de sable.
les dieux, deux ans, les détruisent.

mes contemporains

leurs applaudissements ne forment aucun vent.
ce qu’ils disent jamais n’élève ou n’abat.
il est alors heureux que l’orgueil bombe ma voile,
et que les voix des anciens seules
dictent à la rame sa descente et sa levée.
car l’orgueil survit à ses morts,
et le vaniteux vit à moitié.

l’art quotidien

même reversée dans une œuvre,
toute cette vie échappée chaque jour
ne me sera pas rendue.

et le monde pour que tu sois


tout est une histoire
d’écholocalisation
et de frottement.
tu peux être n’importe où
ou en n’importe qui
tu te frottes et tu cries
c’est toi toujours
qui cognes et vibres
avec n’importe quel outil.
toi qui n’écoutes que toi
encore quand ce bruit
te revient qui te situe.
c’est dire s’il n’y a que toi
et le monde fait
pour que tu sois en lui.

plage


par l’aménagement comme en quarantaine,
la plage est désertée.
des résilles d’acier tiennent la roche contre l’air.
l’abîme monte à mes pieds.
ici est interdit.
j’y retournerai.

j’abîme


perdre m’a dressé contre la cime.
cette défaite, rien ne l’explique.
la colère de perdre me coupe tous les ponts.
je hais le beau, le riche, le chanceux.

la journée je sens trop l’humain. je me terre.
je ne me relève qu’à la nuit.
ma volonté est un fantôme.

à la lumière de l’aube
ma réalité projette des ombres trop crues.
des fautes si nettes que je m’y assomme,
et flanche en moi.
et sur le cul, des points blancs devant les yeux,
j’attends une brèche dans ma lâcheté et dans ma peur,
une brèche où voir, une brèche où passer.

les mots rouges


c’est plusieurs fois par semaine maintenant.
une petite note écrite en rouge,
bien en évidence sur le sous-main de son bureau.
un reproche, l’aveu d’une déception.
les dernières syllabes en capitales.

puis c’est le silence abyssal à table à l’heure du dîner
où personne ne parle, ni ne parlera.

et cette appréhension double maintenant
quand il rentre de l’école

et qu’il pousse la porte de sa chambre et qu’il a faim.

Stéphane Bernard
Revue Pli, numéro 02, 2014

Pli n°2
Écrit
Stéphane Bernard