Une maison

Cette petite maison, tellement modeste qu’elle passerait facilement inaperçue, est celle où vécu, de 1953 jusqu’à sa mort en 1989, le grand Samuel Beckett.

C’est presque par hasard (je savais qu’il avait habité la région) en explorant l’Orxois que je suis tombé dessus. Ce matin-là, un crachin tenace nimbait les coteaux de la Marne, à l’Est de Meaux, et même si j’ai l’habitude de ce genre de temps, je pestais intérieurement à l’idée de travailler toute la journée dans ces conditions. La pluie, qui rend les sols luisants et voile l’atmosphère, n’est pas, c’est certain, la compagnie que je préfère. C’est dans cet état d’esprit (contrarié) que je remarquais au détour d’un virage, le dernier avant que ne se déploie la plaine, une maison dont le style années trente avec de petits motifs décoratifs en meulière – la pierre de la région – attira mon attention. Comme je roulais à 80 km/h il me fallut une centaine de mètres pour stopper sur le bas côté et faire demi-tour. J’avais hésité car le mur de clôture et la grosse voiture noire garée devant condamnaient d’avance la possibilité d’une image satisfaisante, mais j’étais encore bredouille et je pensais que ce serait une façon de provoquer la chance. Parfois, quand rien ne sourit, on en arrive à user de ce genre de superstition. Bref, je me suis garé et suis sorti voir ce que je pouvais faire. La maison était bien marrante, un peu prétentieuse dans cet endroit désert, atypique pour la région avec son toit plat mais, comme je le pensais, difficile à photographier. Ce genre de contrariété, on fini par m’y habituer et je n’ai pas mis longtemps à renoncer pour aller voir, un peu plus loin, une seconde maison (il n’y en avait pas d’autre) dont le seul intérêt à cette distance était certainement de n’en avoir aucun. C’est en approchant que je découvrais à même le muret de parpaings nus une plaque signalant qu’ici, c’est-à-dire dans cette maison dont je vous passe la description puisqu’en voici la photo, avait vécu l’auteur dramatique, Prix Nobel de littérature 1969. Il y aurait beaucoup à dire sur le contraste entre la célébrité de son propriétaire et la modestie de l’habitation. Sur le mépris superbe de toute ostentation que manifestait ce choix. Soudain ça replaçait les choses dans un ordre où tout devenait possibles et je me suis plu à imaginer sous la pluie persistante que, dans quelques-unes parmi les millions de maisons comparables qui occupent notre territoire, demeuraient peut-être quelques personnes dont le génie serait inversement proportionnelles à la taille du lieu où elles vivaient.

Eric Tabuchi
Revue Pli, numéro 10, 2019

Pli n°10
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Eric Tabuchi